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La voiture ralentit et s’arrêta. Douglas Stone descendit aussitôt; le marchand smyrniote le suivait sur ses talons.

– Attendez-moi! commanda-t-il au cocher.

Dans une rue sordide il se trouvèrent devant une maison minable. Le chirurgien connaissait son Londres sur le bout du doigt; il essaya de percer l’obscurité, mais il n’aperçut rien qui lui permit de se repérer: pas de boutiques, pas de promeneurs; rien d’autre qu’une double rangée de maisons tristes, qu’un double alignement de pavés détrempés et luisants, qu’une double douche tombant des gouttières vers les grilles des égouts. La porte devant laquelle ils s’étaient arrêtés était d’une couleur indéfinissable. Une pauvre lumière qui passait par le vasistas éclairait surtout la poussière et la saleté qui le recouvraient: En haut, derrière l’une des fenêtres de la chambre à coucher, brillait une lampe jaune. Le marchand cogna vigoureusement. Quand il tourna son visage vers la lumière, Douglas Stone constata qu’il avait les traits tirés par l’anxiété. On déplaça un verrou; une femme âgée qui tenait une bougie s’encadra dans la porte; elle protégeait la flamme de ses doigts noueux.

– Est-ce que tout va bien? haleta le marchand.

– Elle est dans l’état où vous l’avez laissée, Monsieur.

– Elle n’a pas parlé?

– Non, elle dort profondément.

Le marchand ferma la porte d’entrée; Douglas Stone avança dans le couloir étroit et ne fut pas peu surpris de ce qu’il observa autour de lui. Il n’y avait par terre ni linoleum, ni tapis-brosse. Pas de porte-manteau au mur. Par contre des toiles d’araignées en lourds festons et d’épaisses couches de poussière grise partout où il portait le regard. Pour gravir un escalier en colimaçon, la vieille femme passa la première. Douglas Stone la suivit, avec le vieux marchand sur ses talons. Leurs pas résonnèrent sinistrement sur les marches que ne recouvrait aucun tapis.

La chambre à coucher était au deuxième étage. Là, au moins, il y avait du mobilier! Le plancher était jonché de coffrets turcs, de tables en marqueterie, de cottes de mailles, de tuyaux bizarres et d’armes grotesques. Ces objets hétéroclites s’entassaient dans les coins. Sur une console brûlait une lampe. Douglas Stone s’en empara, se fraya un chemin vers le lit qui était placé dans un angle et sur lequel une femme habillée à la mode turque, avec le yachmak et le voile, était étendue. La partie inférieure du visage était découverte; le chirurgien vit une entaille qui zigzaguait le long du pli de la lèvre inférieure.

– Vous voudrez bien excuser le yachmak, fit le Turc. Vous connaissez nos principes sur les femmes.

Mais le chirurgien ne pensait pas au yachmak. Devant lui il n’avait pas une femme, mais un cas. Il se pencha pour examiner soigneusement la blessure.

– Il n’y a aucun signe d’irritation, murmura-t-il. Nous pourrions retarder l’intervention jusqu’à ce que les symptômes se précisent.

Le mari se tordit les mains dans un état d’agitation fébrile.

– Oh, Monsieur! s’écria-t-il. Ne plaisantez pas! Vous ne savez pas: il s’agit d’un cas mortel. Je le sais, moi! Et je vous certifie qu’une opération est absolument nécessaire. Il n’y a que le bistouri qui puisse la sauver!

– Et cependant j’ai bien envie d’attendre! répondit Douglas Stone.

– En voilà assez! protesta le Turc en colère. Chaque minute compte. Et je ne veux pas rester ici et laisser ma femme sombrer dans la mort. Monsieur, je vous remercie d’être venu; je vais aller chercher un autre chirurgien avant qu’il ne soit trop tard.

Douglas Stone hésita. Rendre cent livres n’avait rien d’agréable. Et s’il refusait d’intervenir, il serait bien obligé de restituer ses honoraires. Par ailleurs si le Turc avait raison et si sa femme mourait, il pourrait être traduit devant un magistrat, et quel scandale pour sa réputation!

– Avez-vous eu une expérience personnelle de ce poison? demanda-t-il.

– Oui.

– Et vous m’affirmez qu’une opération est indispensable?

– Je le jure par ce qu’il y a de plus sacré.

– Votre femme sera abominablement défigurée…

– Je pense que sa bouche ne sera plus très bonne à embrasser…

Douglas Stone se tourna, furieux, vers son interlocuteur; cette réflexion lui avait déplu. Mais il réfléchit que les Turcs ont leurs propres manières de penser et de s’exprimer. Et puis l’heure n’était pas aux querelles. Douglas Stone tira de sa boîte un bistouri, l’ouvrit et il en éprouva le fil sur son index. Il rapprocha la lampe du lit. Deux yeux noirs le fixaient à travers la fente du yachmak. Il ne distinguait que leurs iris, et à peine les pupilles.

– Vous lui avez administré une très forte dose d’opium.

– Oui, elle a eu une bonne dose!

Il contempla un instant ces yeux noirs qui regardaient droit vers les siens. Ils étaient ternes, sans éclat; pourtant son regard fit naître une petite étincelle qui vacilla, et les lèvres frémirent.

– Elle n’est pas tout à fait sans connaissance, dit-il.

– Ne vaudrait-il pas mieux intervenir tant qu’elle ne ressent rien?

Le chirurgien avait eu la même idée. Il serra la lèvre blessée avec une pince. De deux rapides coups de bistouri il excisa un large morceau de chair en V. La femme bondit en poussant un hurlement épouvantable. Elle arracha son masque. C’était un visage qu’il connaissait. En dépit de la lèvre supérieure saillante et de cette bave sanguinolente au-dessous, oui, c’était un visage qu’il connaissait! Elle gardait la main posée sur la plaie et elle hurlait toujours. Douglas Stone s’assit au pied du lit avec sa pince et son bistouri. La chambre tourna autour de lui; il sentit derrière son oreille quelque chose comme une couture qui se déchirait. Un spectateur aurait dit que d’elle et de lui, c’était lui qui était le plus pâle. Comme dans un rêve, ou comme s’il avait assisté à une scène de théâtre, il s’aperçut que les cheveux et la barbe du Turc étaient posés sur la table, et que Lord Sannox s’appuyait au mur, en se tenant les côtes tant il riait. Il riait sans bruit. Les hurlements s’étaient affaiblis, puis avaient cessé. À présent l’horrible visage était retombé sur l’oreiller. Mais Douglas Stone ne bougea pas; Lord Sannox gloussait encore dans sa gorge.

– Elle était réellement très nécessaire pour Marion, cette petite intervention! dit-il enfin. Pas physiquement, mais moralement, vous comprenez? Moralement!…

Douglas Stone s’inclina en avant et se mit à jouer avec la frange du couvre-lit. Son bistouri lui échappa des mains: il tinta bruyamment sur le plancher.