– Hé bien, docteur, vous n’avez pas peur, vous au moins!
– Peur? Et de quoi aurais-je peur?
– D’elle, m’a-t-il répondu en désignant du pouce la voûte noire. De la Bête qui habite la caverne du Blue John!
La facilité avec laquelle les légendes se propagent dans une région isolée est incroyable! Je l’ai interrogé sur l’origine de sa conviction. Il semble établi que de temps en temps des moutons disparaissent des herbages. Armitage affirme qu’ils sont enlevés. Il se refuse absolument à croire qu’ils se soient éloignés tout seuls, et égarés dans les montagnes. Une fois on aurait découvert une mare de sang et quelques touffes de laine. Mais là encore une explication naturelle s’impose! En outre, les moutons ne disparaissent que pendant des nuits sans lune, très noires; j’ai objecté, bien entendu, qu’un banal voleur de bétail choisirait de préférence des nuits bien noires pour exercer sa coupable industrie. Une autre fois, un trou aurait été creusé dans un mur, et des pierres auraient été transportées et dispersées à une distance considérable; à mon avis, c’était aussi l’œuvre d’un homme ou de plusieurs. Finalement Armitage a résumé toute son argumentation en me racontant qu’il avait bel et bien entendu la Bête, et que n’importe qui pourrait l’entendre à condition de se poster assez longtemps auprès du trou. C’était un rugissement lointain, d’une puissance formidable. Je n’ai pu que sourire, puisque je connais les échos extraordinaires que produit une canalisation d’eau courante souterraine, circulant parmi les gouffres d’une formation calcaire. Mon incrédulité a déconcerté Armitage, qui m’a quitté un peu brusquement.
Mais voici le plus étrange de cette affaire. J’étais demeuré debout à l’entrée de la caverne, et je réfléchissais à toutes les explications qu’autorisaient les faits cités par Armitage, quand tout à coup, des profondeurs du trou, a surgi un son absolument extraordinaire. Comment le décrire? En premier lieu, il semblait provenir d’une grande distance, jaillir du centre même du globe. Deuxièmement, malgré cet éloignement, il était assurément très puissant. Enfin, il ne s’agissait pas d’un grondement ni d’une débâcle qui évoquent aussitôt une cascade ou la chute d’un rocher; c’était une sorte de geignement aigu, frémissant, vibrant, qui ressemblait au hennissement d’un cheval. Sans contestation possible je me trouvais devant quelque chose de tout à fait remarquable, et il me fallait accorder un sens nouveau aux propos d’Armitage. J’ai attendu pendant une bonne demi-heure devant le trou du Blue John, mais je n’ai plus rien entendu; aussi suis-je reparti pour la ferme, fort intrigué par l’incident. Décidément, j’explorerai cette caverne quand j’aurai repris des forces! Certes l’explication d’Armitage est trop absurde pour mériter une discussion; il n’empêche que ce son était bien étrange. Il résonne encore dans mes oreilles pendant que j’écris.
20 avril. – Ces trois derniers jours, je me suis livré à quelques expéditions autour du trou du Blue John; j’ai même pénétré dans l’intérieur, mais sans m’engager bien loin, car la lanterne de ma bicyclette n’est vraiment pas assez puissante. Je veux procéder à une exploration systématique. Je n’ai entendu aucun bruit comparable à celui que j’ai surpris l’autre jour, si bien que j’en viens à me demander si je n’ai pas été victime d’une hallucination provoquée, peut-être, par mon entretien avec Armitage. Bien sûr, son idée ne tient pas debout! Néanmoins je dois avouer que les buissons qui bouchent plus ou moins l’entrée du trou ont bien l’air d’avoir été écartés et foulés par une grosse bête. Je commence à me passionner. Je n’en ai pas soufflé mot aux demoiselles Allerton: elles sont déjà bien assez superstitieuses! Mais j’ai acheté des bougies et j’enquêterai tout seul.
J’ai remarqué ce matin que parmi les nombreuses touffes de laine de mouton éparpillées sur les buissons près de la caverne, il y en avait une qui était tachée de sang. Naturellement, ma raison me dit que si des moutons s’aventurent dans des endroits pareils, ils risquent de se blesser aux anfractuosités des rocs. Cependant quand j’ai vu cette tache écarlate, j’ai été secoué, et j’ai reculé horrifié. Une haleine fétide semblait émaner des noires profondeurs que j’ai encore une fois interrogées du regard. Serait-il réellement possible qu’une bête innommable, terrible, se tapisse là-dedans? J’aurais été incapable d’éprouver ce genre d’impression au temps où j’avais toute ma force; mais quand on est en mauvaise santé, on devient plus nerveux, et l’imagination se fait fantasque.
Sur l’instant ma résolution a faibli et je me suis senti prêt à renoncer au secret de la vieille mine, en admettant qu’elle en ait un. Mais ce soir j’ai retrouvé mon ardeur, et mes nerfs se sont calmés. J’espère que demain j’approfondirai davantage le problème.
22 avril. – Il faut que j’essaie de raconter par écrit avec le maximum d’exactitude mon extraordinaire aventure d’hier. Je suis parti dans l’après-midi, et je me suis rendu au trou du Blue John. Je confesse que mes pressentiments étaient revenus: quand j’ai scruté ses profondeurs, j’aurais préféré avoir un compagnon d’exploration. Mais je me suis ressaisi, j’ai allumé ma bougie, j’ai franchi la barrière de bruyères, et je suis entré dans le trou.
Pendant une vingtaine de mètres, le tunnel descendait en pente douce; le sol était couvert de débris de pierres. Un long couloir horizontal, taillé dans du roc solide, venait ensuite. Je ne suis pas géologue, mais la voûte intérieure était certainement faite d’une matière moins friable que le calcaire: en certains endroits d’ailleurs j’ai bien vu les traces d’outils, laissées par les mineurs d’autrefois quand ils avaient creusé cette excavation, aussi fraîches et aussi nettes que si elles dataient d’hier. Je trébuchais à chaque pas dans ce couloir vieux comme le monde; la faible flamme de ma bougie ne projetait qu’un cercle de lumière confuse autour de moi, et elle rendait les ombres encore plus noires, encore plus menaçantes. Enfin, je suis arrivé à un endroit où le couloir des Romains débouchait dans une caverne rongée par l’érosion, immense, tendue de longues chandelles de dépôts calcaires. De cette salle centrale, je me suis vaguement rendu compte que plusieurs corridors creusés par des ruisseaux souterrains s’enfonçaient profondément dans la terre. J’ai hésité: reviendrais-je sur mes pas, ou me risquerais-je plus avant dans ce dangereux labyrinthe? Soudain j’ai aperçu à mes pieds quelque chose d’extraordinaire.
La majeure partie du sol de la caverne était recouverte par des morceaux de rocher ou de solides incrustations de chaux. Mais à l’endroit précis où je me tenais, la voûte très haute avait laissé s’égoutter un suintement qui avait entraîné la formation d’une plaque de boue molle. Et voici qu’au centre de cette plaque, je découvrais une empreinte d’une surface considérable: une sorte de tache ou d’éclaboussure aux contours imprécis, profonde, large, irrégulière, comme si une grosse pierre était tombée là. Or aucune pierre ne se trouvait dans les alentours immédiats, et je ne voyais rien qui pût me renseigner sur son origine. Elle était beaucoup trop large pour provenir d’un animal quelconque; en outre, elle était unique, et la plaque de boue n’aurait pu être franchie d’une seule foulée. Après l’avoir bien examinée, j’ai interrogé les ombres noires qui m’entouraient, et je dois avouer que pendant quelques instants mon cœur a battu plus vite et que la bougie, en dépit de mes efforts, tremblait dans ma main.