J’ai bientôt récupéré mon sang-froid, cependant, en réfléchissant que cette empreinte, vu sa forme et sa taille anormales, ne se rapportait à aucun animal connu: elle était même beaucoup trop grande pour avoir été faite par un éléphant. J’ai donc décidé que des frayeurs absurdes ne m’empêcheraient pas de poursuivre mon exploration. Avant d’aller plus loin, j’ai soigneusement noté une curieuse formation rocheuse dans le mur qui me permettrait de reconnaître l’entrée du couloir des Romains. Précaution indispensable, car la grande caverne était un point d’intersection de corridors multiples. Après avoir posé mes repères, j’ai vérifié ma provision de bougies et d’allumettes; ainsi rassuré j’ai lentement repris ma progression sur la surface inégale et rocheuse de la caverne.
Et maintenant j’en viens au désastre subit qui m’a accablé. Un ruisseau, large de cinq ou six mètres, coulait en travers de mon chemin; je l’ai d’abord longé pendant quelque temps afin de trouver un endroit où le franchir à pied sec. J’ai enfin aperçu une pierre plate qui formait gué et que je pouvais atteindre d’une enjambée. Mais la roche, mal équilibrée dans l’eau courante, a basculé quand j’ai atterri, et je me suis retrouvé dans l’eau glacée. Ma bougie s’est éteinte; je barbotais au sein d’une obscurité totale.
Je me suis relevé, plus amusé qu’alarmé par cette mésaventure. La bougie m’avait échappé des mains et elle avait été emportée par le ruisseau. Mais j’en avais deux autres dans ma poche. L’incident ne revêtait donc aucune importance. Jusqu’au moment toutefois où j’ai voulu allumer ma deuxième bougie. J’ai alors mesuré tout l’inconfort de ma position. La boîte d’allumettes était trempée à la suite de ma chute. Impossible d’en enflammer une seule.
J’ai eu l’impression qu’une main de glace se refermait sur mon cœur. Les ténèbres étaient d’une opacité effrayante. Au prix d’un gros effort je me suis ressaisi, et j’ai tenté de reconstituer mentalement le plan du sol de la caverne tel que je venais de le voir. Hélas! Les repères que j’avais en tête se trouvaient hauts sur les murs, et il m’était impossible de les retrouver par contact. Je me rappelais assez bien la situation générale des parois du corridor; j’ai donc espéré qu’en tâtonnant j’arriverais quand même à l’entrée du couloir des Romains. Me déplaçant très lentement, frappant constamment contre les parois, je me suis mis en marche.
J’ai bien vite compris que cette méthode ne me mènerait à rien. Dans le velours noir des ténèbres, j’ai immédiatement perdu toute notion d’orientation. Après une douzaine de pas, je ne savais plus où j’étais. Le clapotis de l’eau, qui était le seul bruit audible, me montrait bien où coulait le ruisseau; mais dès que je quittais sa rive, je m’égarais. Il fallait que je renonce à trouver, mon chemin dans cette obscurité totale.
Je me suis assis sur une grosse pierre et j’ai médité sur mon sort peu enviable. Personne n’était au courant de mon projet d’exploration; il y avait donc peu de chances pour qu’une équipe de sauveteurs s’aventurât dans le trou du Blue John. Je ne devais compter que sur mes seules ressources.
Quand j’étais tombé à l’eau, une seule moitié de mon corps s’était trempée. Mon épaule droite avait émergé et elle était sèche. J’ai pris la boîte d’allumettes, et je l’ai placée sous mon aisselle gauche. L’action de l’air humide de la caverne serait peut-être contrebalancée par la chaleur de mon corps; mais, même dans ce cas, je n’aurais pas de lumière avant quelques heures. Il ne me restait qu’à attendre.
Par bonheur, j’avais glissé quelques biscuits dans ma poche avant de quitter la ferme. Je les ai dévorés, en les humectant d’une gorgée de cette maudite eau qui avait été la cause de tous mes malheurs. Puis j’ai cherché un siège plus confortable parmi les rochers; après avoir tâtonné, j’ai découvert un endroit où je pouvais m’adosser; je me suis installé et j’ai allongé mes jambes. Misérablement mouillé et glacé, j’ai essayé de me réconforter en pensant que la science moderne prescrivait pour ma maladie des fenêtres ouvertes et des promenades par tous les temps. Bercé par le glouglou monotone du ruisseau, assommé par la nuit noire, j’ai sombré dans un sommeil peuplé d’inquiétudes.
Combien de temps ai-je dormi? Je n’en sais rien. Peut-être une heure, peut-être plusieurs. Tout à coup je me suis redressé sur mon séant, nerfs tendus et sens en alerte. Sans aucun doute j’avais entendu un bruit. Un bruit tout à fait distinct du gargouillement de l’eau. Le bruit avait cessé, mais j’en avais encore l’écho dans l’oreille. Était-ce une équipe de sauveteurs? Ils auraient certainement crié. Or le bruit que j’avais entendu, bien que vague, n’émanait pas d’une voix humaine. Mon cœur s’est mis à battre la chamade; j’osais à peine respirer… Encore ce bruit! Et encore lui! Maintenant, il était devenu continu. C’était un pas. Oui, sûrement c’était le pas d’une créature vivante! Mais quel pas! À l’entendre, j’avais l’impression qu’un poids énorme était supporté par des pieds spongieux, dont le déplacement ne produisait qu’un bruit étouffé. Dans l’obscurité toujours aussi totale, le pas s’affirmait régulier, décidé. Et il se dirigeait assurément dans ma direction.
Mes cheveux se sont dressés sur ma tête, et tout mon corps est devenu froid comme du marbre. Une Bête habitait donc ce labyrinthe? Étant donné la rapidité avec laquelle elle avançait, elle voyait certainement de nuit comme en plein jour. Je me suis recroquevillé sur mon rocher; j’aurais voulu m’y incruster. Les pas se rapprochaient. Je les ai entendus s’arrêter. Bientôt j’ai deviné à certains lappements [1] que la Bête buvait au ruisseau. Puis le silence s’est rétabli. Interrompu seulement par des reniflements et des ébrouements formidables. La Bête m’avait-elle senti? Dans mes narines commençait à s’insinuer une lourde odeur méphitique, fétide. À nouveau des pas ont retenti dans l’ombre, cette fois sur la rive où je me trouvais. À quelques mètres de moi, des pierres roulaient, s’écrasaient, éclataient. Osant à peine respirer, je me suis fait le plus petit possible. Enfin les pas se sont éloignés. J’ai entendu de grands éclaboussements d’eau quand la Bête a traversé le ruisseau; puis les pas se sont étouffés au loin dans la direction d’où ils avaient surgi.
Je suis demeuré longtemps sur mon rocher, bien trop horrifié pour remuer. Je pensais au son qui avait jailli des profondeurs de la caverne, aux frayeurs d’Armitage, à l’empreinte dans la boue. Finalement, j’avais eu la preuve déterminante, qu’habitait dans le trou un monstre inconcevable, qui ne ressemblait à rien de ce que nous connaissions sur la terre, et qui vivait tapi dans le fond de la montagne. Quant à sa nature ou à sa forme, je ne pouvais m’en faire aucune représentation; je savais uniquement que cette Bête gigantesque avait le pied léger. Un combat s’est alors engagé entre ma raison, qui me disait que des créatures semblables ne pouvaient pas exister, et mes sens, qui me disaient qu’elles existaient bel et bien. En conclusion, je me suis senti prêt à admettre que cette aventure n’avait été qu’un mauvais rêve, et que mon état de maladie avait pu susciter une hallucination. Mais un dernier incident n’allait pas tarder à bannir de mon esprit toute possibilité de doute.