J’ai retiré mes allumettes de mon aisselle; en les tâtant, elles m’ont paru tout à fait sèches. Me baissant vers une crevasse entre les rochers, j’en ai essayé une. À ma grande joie, elle a flambé du premier coup. J’ai allumé une bougie et, non sans lancer derrière moi un regard terrifié, je me suis hâté vers le couloir des Romains. Sur ma route, je suis passé auprès de la plaque de boue où j’avais vu l’empreinte. Je suis resté pétrifié: il n’y en avait plus une seule, mais trois. Trois empreintes identiques, de la même taille formidable, d’un contour aussi imprécis, d’une profondeur qui en disait long sur le poids qui les avait creusées. Une épouvante indicible m’a envahi. Courbé en deux, camouflant ma bougie avec ma main, j’ai couru jusqu’au seuil du trou du Blue John. À bout de souffle; je me suis jeté sur l’herbe fraîche, sous la clarté loyale des étoiles. Il était trois heures du matin quand je suis rentré à la ferme. Aujourd’hui je suis encore tout tremblant. Je n’ai rien dit. Il faut que je me conduise courageusement. Si je racontais mon aventure à de pauvres femmes isolées ou à des rustres, Dieu sait quelle serait leur réaction! Je ne m’adresserai qu’à quelqu’un qui puisse me comprendre.
25 avril. – Pendant deux jours je n’ai pas quitté le lit. Aventure incroyable! C’est à dessein que j’emploie cet adjectif. Depuis mon exploration du trou du Blue John, je me suis livré à une expérience qui m’a bouleversé presque autant que ma découverte de la Bête. J ’ai dit que je chercherais dans les environs quelqu’un capable de me comprendre et de me conseiller. Or, un certain docteur Mark Johnson exerce à quelques kilomètres d’ici, et le professeur Saunderson m’avait remis un mot de recommandation auprès de lui. Lorsque je me suis senti assez solide pour faire une promenade en voiture, je me suis rendu à son domicile et je lui ai raconté toute mon histoire. Il m’a écouté avec une très vive attention; après quoi il m’a examiné avec grand soin en accordant un intérêt particulier à mes réflexes et aux pupilles de mes yeux. Cela fait, il a refusé de discuter plus avant de mes aventures, mais il m’a donné la carte d’un Monsieur Picton à Castleton, en insistant pour que j’aille le trouver sans perdre un instant, et pour que je lui narre les faits exactement comme je venais de les décrire. Selon ce docteur, Monsieur Picton était tout à fait l’homme dont j’avais besoin. Je me suis donc dirigé vers la gare et j’ai pris le train pour la petite ville qui est à une quinzaine de kilomètres. Monsieur Picton devait avoir une situation importante, car sa plaque de cuivre s’étalait sur la porte d’un grand bâtiment à la lisière de la ville. J’allais sonner, quand un pressentiment a retenu ma main: j’ai traversé la rue et j’ai interrogé un commerçant: «Pouvez-vous me dire qui est Monsieur Picton?» lui ai-je demandé. – «Oh, oui! C’est le meilleur aliéniste de tout le Derbyshire, et il dirige l’asile que vous voyez là!» m’a répondu ce brave homme. On devine avec quelle hâte j’ai secoué de mes pieds la poussière de Castleton! Je suis retourné à la ferme, non sans maudire en chemin tous ces pédants dépourvus d’imagination qui sont incapables de concevoir dans la création autre chose que ce qu’ils ont vu eux-mêmes de leurs yeux de taupe. Après tout, maintenant que je suis plus calme, je conviens que le docteur Johnson ne m’a pas accordé un crédit moindre que celui que j’avais accordé à Armitage.
27 avril. – Lorsque j’étais étudiant, j’avais la réputation d’avoir du courage et d’être entreprenant. Je me rappelle que pour une chasse au fantôme à Coltbridge, c’est moi qui me suis installé dans la maison hantée. Est-ce parce que j’ai pris de l’âge (pourtant, je n’ai que trente-cinq ans!) ou est-ce parce que je suis malade que j’ai laissé entamer mes qualités d’autrefois? En tout cas, il suffit que je pense à cette horrible caverne dans la montagne et que je me dise qu’elle est habitée par un monstre pour que mon cœur s’arrête de battre. Que vais-je faire? Une heure ne s’écoule pas sans que je me pose cette question. Si je ne dis rien, le mystère demeurera entier. Mais si je parle, je serai placé devant l’alternative que l’on me prenne pour un fou et que l’on m’enferme, ou que j’alarme toute la campagne. En résumé, je crois que je ferais mieux d’attendre, et de me préparer en vue d’une expédition qui serait mieux réfléchie et aussi plus concluante que la dernière. Mes premières démarches m’ont ramené à Castleton; je me suis procuré des choses essentielles: une forte lampe à acétylène et un gros fusil de chasse à deux canons. J’ai loué cette arme à feu, mais j’ai acheté une douzaine de cartouches pour gros gibier: elles abattraient un rhinocéros. Maintenant je me sens prêt à affronter mon ami troglodyte. Si je disposais d’une meilleure santé et si j’avais un sursaut d’énergie, j’en terminerais au plus vite avec cette affaire. Mais de qui ou de quoi s’agit-il? Ah! Voilà le problème qui m’empêche de dormir. Combien de théories défilent dans ma tête, et que j’écarte les unes après les autres! Tout est tellement invraisemblable! Et pourtant ce cri, l’empreinte, les pas dans la caverne, je suis bien obligé de les admettre comme autant de faits. Je pense aux dragons des vieilles légendes… Ces monstres existeraient-ils ailleurs que dans les contes de fées? Se peut-il que je sois destiné, moi entre tous les hommes, à révéler leur réalité vivante?
3 mai. – Je suis resté alité plusieurs jours en raison des caprices d’un printemps anglais, et, pendant ce temps, certains événements se sont produits; en dehors de moi, nul ne peut en apprécier le véritable caractère. J’ajoute que nous avons eu des nuits nuageuses et sans lune; de ces nuits au cours desquelles, d’après ce que l’on m’avait dit, des moutons disparaissaient. Hé bien, des moutons ont bel et bien disparu! Deux appartenaient aux demoiselles Allerton, un au vieux Pearson, et un autre à Madame Mourton. Quatre en trois nuits. Ils n’ont laissé aucune trace; tout le pays voit partout des bohémiens et des voleurs de bétail.
Mais il y a plus grave. Le jeune Armitage a également disparu. Tôt dans la soirée de mercredi, il a quitté sa cabane sur la lande, et depuis lors on n’a plus entendu parler de lui. Comme c’était un homme sans attaches, sa disparition n’a suscité qu’une émotion relative. Les bonnes langues racontent qu’il avait des dettes, qu’il a trouvé une situation ailleurs, et qu’il donnera bientôt de ses nouvelles, ne serait-ce que pour récupérer ce qu’il a laissé chez lui. Mais j’ai d’autres pressentiments, plus inquiétants. N’est-il pas beaucoup plus probable que la disparition des moutons l’ait incité à se lancer dans une aventure qui aurait causé sa perte? Par exemple, qu’il ait guetté la Bête, et qu’elle l’ait surpris, emmené dans un recoin caché au fond de la montagne? Quel inimaginable destin, pour un Anglais civilisé du XXème siècle! Inimaginable, mais que je devine possible et même vraisemblable. Seulement dans ce cas, jusqu’à quel point suis-je responsable de sa mort? Jusqu’à quel point ne serais-je pas responsable d’autres malheurs éventuels? Le doute n’est plus permis: sachant ce que je sais déjà, je ne peux pas me dérober; mon devoir consiste à m’assurer que quelque chose sera fait, et au besoin à le faire moi-même. Fort bien. Je n’ai pas le choix. Ce matin je suis descendu au commissariat de police pour raconter mon histoire. L’inspecteur l’a enregistrée dans un gros livre, m’a salué avec infiniment de gravité, mais à peine avais-je refermé la porte que j’ai entendu de grands éclats de rire. Il devait certainement se faire des gorges chaudes de ma naïveté. Je me débrouillerai seul.