Six semaines ont passé, et je peux aller dehors m’asseoir au soleil. Juste en face de moi se dresse un flanc de colline tout gris, et je distingue la crevasse noire qui marque l’ouverture du trou du Blue John. Mais celui-ci n’est plus une source d’épouvante. Plus jamais de ce sinistre couloir une Bête extraordinaire n’émergera dans le monde des hommes. Les esprits cultivés, les savants, le docteur Johnson et bien d’autres pourront sourire en lisant mon récit; mais les campagnards des environs n’ont jamais douté qu’il fût vrai. Dès le lendemain du jour où j’ai pu parler, ils se sont réunis à plusieurs centaines autour du trou du Blue John. Je cite le Castleton Courier:
«Notre envoyé spécial et de hardis gentlemen venus de Matlock, Buxton, etc… se sont vainement proposés pour descendre, dans la caverne, pour l’explorer jusqu’au bout, bref, pour vérifier l’exactitude du récit sensationnel du docteur James Hardcastle. Les gens du pays ont pris l’affaire en mains, et dès les premières heures de la matinée ils ont durement travaillé pour bloquer le trou du Blue John. Le trou s’ouvre sur un couloir en pente raide, et de grosses pierres, charriées par quantité de volontaires, ont été précipitées à l’intérieur jusqu’à ce que l’ouverture soit hermétiquement bouchée. Tel est le dernier chapitre d’une histoire qui a passionné tout le pays. L’opinion locale reste farouchement divisée. D’un côté, il y a ceux qui soulignent le mauvais état de santé du docteur Hardcastle, et qui suggèrent que des lésions cérébrales d’origine tuberculeuse aient pu donner naissance à ces étranges hallucinations; selon ces mêmes autorités, une idée fixe aurait pu amener le docteur à excursionner dans le trou, et une simple chute grave aurait été la cause de ses blessures. D’un autre côté, la légende d’un monstre vivant dans le trou était répandue bien avant l’arrivée du docteur Hardcastle dans le pays; les fermiers estiment qu’elle se trouve corroborée par le récit du docteur, ainsi que par ses blessures. L’affaire en restera là, car on ne voit guère comment une solution décisive pourrait intervenir maintenant.»
Avant la publication de cet article par le Courier, ce journal aurait peut-être été bien avisé de m’adresser son correspondant. J’ai réfléchi à l’affaire plus que quiconque, et j’aurais sans doute pu élucider scientifiquement l’énigme qui, pour le public, subsiste. Je vais livrer ici la seule explication qui me semble rendre compte de tous les faits. Ma théorie peut paraître invraisemblable; personne en tout cas ne se hasardera à la qualifier d’impossible.
Je crois (et ce journal montre que mon point de vue était déjà formé avant le début de mes aventures personnelles) que dans cette partie de l’Angleterre il existe un grand lac ou une mer souterraine, qu’alimentent les nombreux ruisseaux qui circulent et disparaissent dans le calcaire. Où il y a un important réservoir d’eau, une évaporation se produit, des brumes ou de la pluie; il s’ensuit une possibilité de végétation. Ce raisonnement suggère à son tour qu’une vie animale a pu surgir, imitant en cela la vie végétale, de ces lignées et de ces types apparus au début de l’histoire du monde, quand la communication avec l’air extérieur était plus facile. En cet endroit donc, une flore et une faune particulières s’étaient développées, y compris des monstres semblables à celui que j’ai vu: peut-être le vieil ours des cavernes, considérablement amplifié et modifié en raison de son nouveau milieu. Pendant des éternités les deux créations, celle de l’intérieur et celle de l’extérieur, ont vécu à part, croissant régulièrement loin l’une de l’autre. Puis une fissure quelconque s’est produite dans les profondeurs de la montagne; elle a permis à l’un de ces monstres de remonter vers la surface de la terre et, grâce au couloir des Romains, d’atteindre l’air libre. Comme toutes les créatures souterraines, la Bête avait perdu la vue; mais cette infirmité avait évidemment reçu de la nature des compensations dans d’autres directions. Elle disposait certainement d’un moyen de se diriger et de chasser les moutons sur les pentes de la montagne. Quant à sa prédilection pour les nuits noires, ma théorie est que la lumière affectait douloureusement ses grandes boules blanches et que la Bête ne s’accommodait que d’un monde noir comme de l’encre. Peut-être est-ce ma lampe à acétylène qui m’a sauvé la vie quand nous nous sommes trouvés face à face. Voilà comment je lis le rébus. Je livre ces faits à la postérité; si vous pouvez les expliquer, n’y manquez pas; si vous haussez les épaules, tant pis.
Ni votre incrédulité ni votre approbation ne sauraient les altérer; et pas davantage influer sur un homme dont la mission terrestre est presque terminée.
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Tel était l’étrange récit du docteur James Hardcastle.
VI Le chat brésilien (The Brazilian Cat)
Il est bien pénible pour un jeune homme de posséder des goûts de luxe, de grandes espérances, des aristocraties dans sa famille, mais de ne pas avoir un sou en poche ni de métier lui permettant de gagner de l’argent. Or mon père, brave homme insouciant, avait une telle confiance dans la richesse et la bienveillance de Lord Southerton, son frère aîné (qui était célibataire), qu’il s’était mis dans la tête que moi, son fils unique, je n’aurais jamais besoin de travailler pour vivre. Il s’était imaginé qu’à défaut d’une vacance pour moi dans les conseils d’administration des affaires Southerton il me serait offert un poste dans les services diplomatiques qui demeurent encore l’apanage de nos classes privilégiées. Il mourut trop tôt pour mesurer toute l’inexactitude de ses calculs. Ni mon oncle ni l’État ne se soucièrent de moi le moins du monde. De temps à autre une paire de faisans ou un panier de lièvres, voilà tout ce qui me parvenait pour me rappeler que j’hériterais d’Otwell House, l’un des plus riches domaines de l’Angleterre. J’étais célibataire, j’habitais Londres, j’occupais un appartement dans Grosvenor Mansions, et je passais mes journées au tir au pigeon et au polo de Hurlingham. De mois en mois, mes difficultés financières s’accumulaient. La ruine me guettait; chaque jour elle se dessinait plus claire et plus nette; elle s’annonçait absolument inévitable.
Je ressentais d’autant plus ma pauvreté que, sans parler de l’immense richesse de Lord Southerton, l’aisance régnait dans toute ma famille. Après mon oncle, mon plus proche parent était Edward King, neveu de mon père et cousin germain à moi, qui avait mené une vie aventureuse au Brésil et qui venait de regagner l’Angleterre pour jouir de sa fortune. Nous n’avions jamais su comment il avait gagné son argent, mais il devait en avoir beaucoup, car il acheta dès son arrivée la propriété des Greylands, près de Clipton-on-the-Marsh, dans le Suffolk. Pendant sa première année en Angleterre, il ne s’intéressa pas à moi davantage que mon pingre d’oncle; et puis, un certain matin d’été, je reçus une lettre me demandant de descendre le jour même à Greylands Court pour un petit séjour. Comme je prévoyais ma prochaine banqueroute, cette invitation me parut l’œuvre de la Providence en personne. Si seulement je nouais de bonnes relations avec ce cousin inconnu, je lui soutirerais bien quelque chose: pour l’honneur de la famille, il ne me laisserait pas tomber. J’ordonnai donc à mon valet de chambre de préparer ma valise, et je partis dans l’après-midi pour Clipton-on-the-Marsh.