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Après avoir changé à Ipswich pour prendre un petit train d’intérêt local, je descendis à une gare minuscule, déserte, située au milieu de pâturages accidentés, avec une rivière paresseuse qui serpentait dans un dédale de vallées entre des berges hautes et enduites de vase: la marée faisait sentir ses effets jusque-là. Aucune voiture ne m’attendait (je découvris ultérieurement que mon télégramme avait été retardé). J’en louai donc une à l’auberge de l’endroit. Sur la route, le cocher, un brave type, ne cessa de me chanter les louanges de mon cousin; et j’appris ainsi que Monsieur Edward King était déjà devenu une puissance dans le pays; il avait organisé une fête pour les enfants des écoles, ouvert son domaine aux visiteurs, versé de l’argent aux œuvres de charité… Bref, mon cocher ne s’expliquait sa générosité universelle que par l’hypothèse qu’il voulait être élu député.

Mon attention se trouva détournée de ce panégyrique par l’apparition d’un très bel oiseau qui s’était perché sur un poteau télégraphique à côté de la route. Au premier coup d’œil, je crus que c’était un geai; mais il était plus gros, et son plumage plus clair. Le cocher m’expliqua qu’il appartenait à mon cousin dont une manie était l’acclimatation d’animaux étrangers: il avait ramené du Brésil des oiseaux et diverses bêtes qu’il s’efforçait d’élever en Angleterre. Une fois franchies les grilles de Greylands Park, je pus constater que le cocher ne m’avait pas menti. Des cerfs de petite taille, un bizarre porc sauvage qui s’appelle, je crois, pécari, un loriot au plumage magnifique, un animal de la famille des tatous, et une sorte de très gros blaireau daignèrent se montrer pendant que nous roulions sur l’allée.

Monsieur Edward King se tenait sur le perron, car il nous avait aperçus de loin et il avait deviné qui j’étais. Il avait l’air aimable, bienveillant; trapu et robuste, il devait avoir quarante-cinq ans; sa bonne tête ronde, brûlée par le soleil des tropiques, était sillonnée de mille petites rides. À la manière des planteurs il portait un costume de toile blanche. Avec son cigare entre les dents et ce grand panama rejeté en arrière, il aurait été plus à sa place devant un bungalow à véranda que devant cette large maison anglaise datant des George.

– Ma chérie! s’écria-t-il en se retournant. Voici notre hôte! Soyez le très-bienvenu aux Greylands, cousin Marshall! Je suis ravi de faire votre connaissance, et je considère comme un grand compliment que vous honoriez de votre présence cette petite campagne somnolente.

La chaleur de son accueil me mit immédiatement à l’aise. Mais toute cette cordialité n’était pas de trop pour compenser la froideur, je dirai même l’impolitesse que m’opposa sa femme. Grande et décharnée, elle était, je crois, d’origine brésilienne, bien qu’elle parlât excellemment l’anglais. Tout d’abord j’attribuai son attitude à son ignorance de nos mœurs. Elle n’essayait vraiment pas de me dissimuler que ma présence à Greylands Court ne lui plaisait nullement; son langage était toujours courtois; mais elle possédait une paire d’yeux noirs particulièrement expressifs, où je ne tardai pas à lire qu’elle souhaitait de tout son cœur que je repartisse pour Londres le plus tôt possible.

Cependant mes dettes étaient trop pressantes, et trop importants les projets que j’avais échafaudés sur la générosité de ce riche cousin, pour que le mauvais caractère de Madame King modifiât mes plans. Je fis semblant de ne pas avoir remarqué sa froideur, et, m’adressant au mari, je répondis par une cordialité égale à la sienne. Il n’avait rien épargné pour mon confort. Ma chambre était charmante. Il me supplia de lui indiquer tout ce qui pourrait ajouter à mon agrément. Je lui aurais bien répliqué qu’un chèque en blanc comblerait mes désirs, mais ma franchise aurait sans doute été un peu prématurée, puisque nous venions de faire connaissance. Le dîner fut excellent. Nous nous assîmes ensuite ensemble pour fumer un havane et boire un café; l’un et l’autre provenaient, me dit-il, de ses plantations. Vraiment, tous les éloges de mon cocher me semblaient justifiés: jamais je n’avais rencontré d’homme plus hospitalier.

Son grand cœur et son amabilité naturelle ne l’empêchaient pourtant pas d’avoir de la volonté et un tempérament fougueux. J’en eus un exemple dès le lendemain matin. La bizarre aversion de Madame Edward King prit au petit déjeuner des proportions presque offensantes. Dès que son mari eut quitté la salle à manger, elle ne se contint plus.

– Le meilleur train de jour part à midi quinze, me dit-elle.

– Mais je ne pensais pas partir aujourd’hui! répondis-je en toute sincérité.

Sincérité à laquelle s’ajoutait un soupçon de défi, car j’étais bien résolu à ne pas me laisser mettre à la porte par cette femme.

– Oh, puisque c’est vous qui décidez…

Elle s’interrompit; l’insolence étincelait dans son regard.

– Je suis sûr, répondis-je, que Monsieur Edward King me préviendrait si je lassais l’amabilité de mes hôtes.

– Quoi? Comment? fit une voix.

Il était revenu dans la salle à manger. Il avait surpris mes derniers mots; un coup d’œil lui suffit pour deviner le reste. Instantanément sa figure poupine, gaie, devint féroce.

– Puis-je vous demander d’aller faire un petit tour dehors, Marshall?

(J’ai oublié de préciser que je m’appelle Marshall King).

Il ferma la porte derrière moi; puis je l’entendis parler à voix basse, mais sur un ton de passion concentrée, à sa femme. Cette grave entorse aux lois de l’hospitalité l’avait évidemment touché au point sensible. Comme je n’ai pas pour habitude d’écouter aux portes, je sortis dans le jardin. Peu après, j’entendis quelqu’un courir dans ma direction: c’était Madame Edward King, toute pâle, les yeux rougis par les larmes.

– Mon mari m’a demandé de vous présenter mes excuses, Monsieur Marshall King, me dit-elle en baissant la tête.

– Je vous en prie, Madame King, n’ajoutez pas un mot!

Soudain ses yeux noirs s’embrasèrent.

– Espèce d’idiot! siffla-t-elle entre ses dents.

Pivotant sur ses talons, elle rentra chez elle.

L’offense était si outrageante, si brutale, que je demeurai pétrifié. Je n’avais pas bougé de place quand mon hôte me rejoignit. Il était redevenu jovial.

– J’espère que ma femme s’est excusée de ses propos stupides? me dit-il.

– Oh oui!… oui, bien entendu!