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Dehors la tempête faisait encore rage, et la pluie fouettait les petites fenêtres. À l’intérieur, l’atmosphère était fétide. Je ne pouvais ni voir ni entendre le chat. J’essayai de ne plus penser à lui. Une seule chose parvint à me distraire de ma situation terrible: la félonie de mon cousin, son hypocrisie incomparable, la haine maligne qu’il me portait. Sous ce masque poupin, jovial, se dissimulait l’esprit d’un assassin du moyen âge. En y réfléchissant, je voyais plus nettement comment il avait préparé son plan. Ostensiblement, il était monté se coucher en même temps que les autres. Sans doute avait-il des témoins qui l’affirmeraient. Puis, en cachette, il était redescendu, il m’avait attiré dans cet antre et il m’y avait abandonné. Son histoire serait aussi simple: il dirait qu’il m’avait laissé terminer mon cigare dans la salle de billard, que de mon propre chef j’étais allé regarder le chat une dernière fois, que j’étais entré dans la salle sans avoir remarqué que la cage était ouverte, et que j’avais été dévoré. Comment un crime pareil pouvait-il lui être imputé? On le soupçonnerait, peut-être; mais quelle preuve l’accuserait? Aucune!

Comme ces deux heures passaient lentement! Une fois j’entendis un bruit de râpe; je supposai que l’animal se léchait les poils. À plusieurs reprises ses yeux verdâtres se tournèrent dans ma direction, mais jamais pour me regarder fixement. Je commençais à espérer vraiment qu’il m’avait oublié ou qu’il voulait m’ignorer. Enfin, la première lueur de l’aube filtra par les fenêtres. Je vis d’abord deux carrés gris sur le mur noir, puis le gris devint blanc; alors je distinguai à nouveau mon terrible compagnon. Mais lui aussi, hélas, pouvait me repérer!

Tout de suite je devinai que son humeur était beaucoup plus agressive, beaucoup plus dangereuse. Le froid du matin l’avait irrité, et il devait avoir faim. Grondant sans arrêt il arpentait le côté de la pièce qui me faisait face et qui était le plus éloigné de mon abri. Il avait les moustaches hérissées, sa queue se balançait furieusement. Quand il pivotait aux angles, ses yeux féroces se levaient vers moi; j’y lisais clairement la plus terrible des menaces; je savais qu’il voulait ma mort. Et pourtant, même à ce moment, je ne pouvais m’empêcher d’admirer la grâce ondoyante de cette créature démoniaque, ses mouvements longs et souples, le lustre de ses flancs, la palpitation de la langue rouge qui pendait de son museau noir. Il grondait de plus en plus fort. Je m’attendais d’une minute à l’autre à son assaut.

L’heure était bien triste pour mourir ainsi! J’avais froid, je grelottais dans mon costume du soir, j’étais désespérément mal sur mon gril de torture. Je m’efforçais d’élever mon âme au-dessus du sort qui m’attendait, mais en même temps, avec la lucidité qui est l’apanage de l’homme prêt à tout, je cherchais du regard si rien ne pouvait me permettre de lui échapper. Il m’apparut, alors, que si l’armature de barreaux constituant la façade de la cage revenait se placer comme elle l’était avant que mon cousin eût actionné la manivelle, je pourrais moi-même me mettre dans la cage et trouver refuge derrière les barreaux. Mais comment tirer les barreaux sans éveiller l’attention de l’animal? Et même, pourrais-je les faire glisser sans le concours de la manivelle extérieure? Lentement, très lentement, j’avançai une main et je la posai sur le dernier barreau qui n’était pas rentré dans le mur. J’eus la bonne surprise de constater que l’armature de barreaux obéissait facilement à ma traction. Certes, il ne m’était pas commode de la tirer, puisque je m’y accrochais. Néanmoins j’opérai par petites tractions: dix centimètres de la façade de la cage sortirent du mur. Elle devait être montée sur roulettes. Je tirai encore… Et brusquement le chat bondit.

Ce bond fut si rapide, si soudain, que réellement je ne le vis pas. J’entendis uniquement un grondement sauvage et, dans la seconde suivante, les yeux jaunes étincelants, la tête noire aplatie avec sa langue rouge et ses dents blanches, se trouvèrent à portée de ma main. Le choc secoua le treillage sur lequel j’étais étendu; je crus qu’il allait s’effondrer. Suspendu au rebord par les pattes antérieures, le chat commença par se balancer; son museau et ses griffes me touchaient presque; ses pattes postérieures griffaient le treillage pour trouver une prise. Son haleine me donnait la nausée. Mais il avait mal calculé son saut et il ne put pas exécuter son rétablissement. Grimaçant de rage, mordant follement les barreaux, il se balança en arrière avant de retomber lourdement sur le plancher. En grondant, il se retourna aussitôt et se ramassa pour bondir une deuxième fois.

Je savais que mon sort se jouerait dans les prochaines secondes. Une première expérience avait renseigné l’animal. Il ne se tromperait pas pour la deuxième. Il fallait que j’agisse rapidement, témérairement au besoin, si je voulais avoir une chance de survivre. J’eus une idée: je retirai mon veston et je le jetai sur la tête de la bête. En même temps je me laissai tomber par-dessus le bord, empoignai l’armature des barreaux de façade et la tirai de toutes mes forces vers l’intérieur.

Elle glissa plus facilement que je l’aurais cru. Je traversai toute la largeur de la pièce en l’entraînant derrière moi. Mais fatale erreur, je m’étais placé à l’extérieur des barreaux! Si je m’étais trouvé à l’intérieur, je m’en serais tiré sans dommage. Toujours est-il que je dus m’arrêter un instant pour me faufiler dans l’ouverture que j’avais laissée libre entre le mur et les barreaux. Cet instant suffit à l’animal pour se libérer du veston avec lequel je l’avais encapuchonné, et pour bondir. Je me jetai dans l’ouverture et je poussai les barreaux; mais avant que j’eusse pu les amener complètement jusqu’à l’autre mur, le chat brésilien m’attrapa une jambe. Un coup de son énorme patte déchira cruellement mon mollet. Ensanglanté, épuisé par l’émotion, je me laissai tomber sur la paille immonde; une rangée de barreaux bien sympathiques me séparait du fauve qui, frénétiquement, multipliait contre eux de vains assauts.

Trop endolori pour bouger, trop faible pour éprouver de la peur, je ne pouvais que rester étendu, plus mort que vif, et surveiller mon ennemi. Il pressait les barreaux de son large poitrail noir, et essayait de me pêcher avec ses pattes en crochet, comme font les petits chats devant une souricière. Il grattait mes vêtements, mais il était incapable de me toucher. J’avais entendu parler du curieux effet d’engourdissement que provoquent les blessures infligées par de grands carnivores; j’allais vérifier cette théorie; en effet, je perdais graduellement tout sens de la personnalité, et je suivais les tentatives du chat comme si je n’étais pas la proie qu’il guettait. Et puis, mon esprit délira peu à peu dans des rêves confus où revenaient constamment cette tête noire et sa langue rouge. Finalement je sombrai dans le nirvana du délire, ce soulagement béni que la nature procure à ceux qu’elle soumet à une trop rude épreuve.

Repassant ultérieurement le cours des événements dans ma tête, je suis arrivé à la conclusion que j’ai dû demeurer évanoui pendant deux heures. Ce qui me tira du coma fut le cliquetis métallique de la serrure par lequel avait débuté mon aventure. Avant que je fusse suffisamment réveillé pour avoir une perception nette des choses, j’aperçus le visage rond et bienveillant de mon cousin qui regardait par la porte ouverte. Le spectacle qu’il eut sous les yeux dut évidemment le surprendre. Le chat était allongé par terre, tandis que moi, j’étais dans la cage couché sur le dos, en bras de chemise, le pantalon en lambeaux, et baignant dans une mare de sang. Je revois encore son air stupéfait, car il était bien éclairé par la lumière du soleil. Il regarda de mon côté. À plusieurs reprises. Puis il ferma la porte derrière lui, et il avança vers la cage pour voir si j’étais bien mort.