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Je ne saurais dire exactement ce qui advint. Je n’étais pas en état de servir de témoin. Je peux certifier simplement que je me rendis compte qu’il me tournait le dos pour faire face à l’animal.

– Mon bon Tommy! s’écria-t-il. Brave vieux Tommy!…

Il se rapprocha de la cage à reculons.

– … Bas les pattes, stupide animal! gronda-t-il. Couchez, Monsieur! Ne reconnaissez-vous plus votre maître?…

Et alors, dans mon esprit brumeux, un souvenir s’éveilla. Il m’avait dit que le goût du sang transformerait ce chat en démon. Mon sang avait coulé. Il allait en payer le prix.

– … Allez-vous-en! hurla-t-il. Allez-vous-en, démon! Baldwin! Baldwin! Oh, mon Dieu!

Je l’entendis tomber, se relever, tomber encore. J’entendis aussi comme le bruit d’une toile que l’on déchire. Ses hurlements faiblirent, s’étranglèrent, s’éteignirent dans le grondement féroce du chat. Je croyais qu’il était mort. Mais je vis comme dans un cauchemar, une forme humaine défigurée, déguenillée, dégouttant de sang, courir follement tout autour de la pièce. Telle fut la dernière image que j’emportai de lui avant de m’évanouir à nouveau.

Je mis plusieurs mois à me rétablir. En fait, je ne peux pas dire que je suis rétabli, car je devrai marcher avec une canne jusqu’à la fin de mes jours, en souvenir de ma nuit avec le chat brésilien. Baldwin, le groom, et les autres domestiques furent incapables d’expliquer ce qui était arrivé, quand attirés par les cris d’agonie de leur maître, ils m’avaient trouvé derrière les barreaux, tandis que les restes de mon cousin (ce ne fut que plus tard qu’ils découvrirent que c’était ses restes) gisaient sous les griffes du fauve qu’il avait élevé. Ils acculèrent le chat dans un angle avec des barres de fer rougies à blanc, puis ils l’abattirent par le guichet de la porte; ce n’est qu’ensuite qu’ils purent m’extraire de la cage. Je fus transporté dans ma chambre et là, sous le toit de celui qui aurait bien voulu être mon assassin, je demeurai plusieurs semaines entre la vie et la mort. Soigné par un médecin de Clipton et une infirmière de Londres, je pus être ramené à Grosvenor Mansions au bout d’un mois.

De cette maladie je garde une image qui participe peut-être du délire où se débattait mon cerveau. Un soir, pendant que l’infirmière était absente, la porte de ma chambre s’ouvrit: une femme de grande taille et en vêtements de deuil se glissa chez moi. Quand elle pencha au-dessus de mon lit son visage jaunâtre, je la reconnus: c’était la Brésilienne que mon cousin avait épousée. Elle me regarda avec une physionomie fort aimable.

– Avez-vous toute votre connaissance?… me demanda-t-elle.

Je répondis par un léger signe de tête, car j’étais encore très faible.

– … Hé bien, je voulais seulement vous faire admettre que ce qui vous est arrivé est de votre faute. N’ai-je pas fait tout ce que je pouvais pour vous? Depuis le début, je me suis efforcée de vous faire partir. Par tous les moyens au risque de trahir mon mari, j’ai essayé de vous sauver. Je savais qu’il avait un motif puissant pour vous faire venir aux Greylands. Je savais qu’il ne vous laisserait jamais repartir. Personne ne le connaissait mieux que moi, qui ai tant souffert à cause de lui. Je n’osais pas vous le dire. Il m’aurait tuée. Mais j’ai agi de mon mieux. Étant donné la tournure prise par les événements, vous avez été le meilleur ami que j’aie jamais eu. Vous m’avez rendu la liberté; je croyais que seule la mort me libérerait. Je regrette que vous soyez blessé, mais je ne peux m’adresser aucun reproche. Je vous ai traité d’idiot. Vous vous êtes effectivement conduit comme un idiot!

Sur ce, cette femme bizarre, acide, sortit de ma chambre. Je ne devais plus jamais la revoir. Avec ce qu’elle retira des biens de son mari, elle regagna son pays natal; j’appris par la suite qu’elle avait pris le voile à Pernambouc.

Quelque temps après mon retour à Londres, les médecins m’autorisèrent à reprendre le cours de mes affaires. Permission qui ne me plut guère, car je redoutais qu’elle ne précédât une ruée de mes créanciers. Mais la première visite que je reçus fut celle de Summers, mon notaire.

– Je suis très heureux de constater que Votre Seigneurie se porte beaucoup mieux! me dit-il en guise d’exorde. J’ai attendu longtemps avant de vous présenter mes compliments.

– Que voulez-vous dire, Summers? Ce n’est pas l’heure de plaisanter, croyez-moi!

– Je voulais dire exactement ce que j’ai dit. Depuis six semaines vous êtes Lord Southerton; mais nous avions peur que la nouvelle compromît votre rétablissement.

Lord Southerton! L’un des pairs les plus riches d’Angleterre! Je ne pouvais en croire mes oreilles. Et puis, tout à coup, je réfléchis au laps de temps qui s’était écoulé, depuis son décès.

– Lord Southerton serait donc mort à peu près à l’époque de mon accident?

– Il est mort le même jour…

Summers me regarda fixement. Très perspicace, il avait certainement deviné la véritable nature de mon «accident». Il s’arrêta un moment, comme s’il attendait de moi une confidence, mais je ne voyais pas ce que je gagnerais à ébruiter un scandale de famille.

– … Oui, c’est une coïncidence étrange! reprit-il avec le même regard pénétrant. Vous savez naturellement que votre cousin Edward King venait immédiatement après vous dans l’ordre de la succession. Si donc vous aviez été dévoré à sa place par ce tigre ou je ne sais quelle bête féroce, ce serait lui qui serait aujourd’hui Lord Southerton, et pas vous.

– Sans aucun doute!

– Cette perspective l’avait sans doute grandement intéressé, ajouta Summers. J’ai appris par hasard que le valet de feu Lord Southerton était à sa solde, et qu’il lui envoyait régulièrement des télégrammes plusieurs fois par jour pour le tenir au courant de l’état de santé du malade. Cela se passait à l’époque où vous vous trouviez aux Greylands. N’était-il pas bizarre qu’il souhaitât tellement être informé, puisqu’il savait qu’il n’était pas l’héritier direct?

– Très bizarre! répondis-je. Et maintenant, Summers, si vous aviez la bonté de m’apporter mes factures et un nouveau carnet de chèques, nous pourrions commencer à mettre un peu d’ordre dans mes affaires.

[1] Sic. Nous retrouvons cette orthographe dans divers textes de la fin du XIXe ou du début du XXe tel que le Journal des Goncourt 1870. (Note du correcteur – ELG.)