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L’aspect physique de Dacre révélait la nature de l’intérêt qu’il vouait aux problèmes psychiques: avant tout, d’ordre intellectuel. Son visage lourd n’avait rien d’un ascète, mais son crâne énorme, en forme de dôme, qui se dressait parmi les mèches rares de ses cheveux comme un pic au-dessus d’un bois de sapins, indiquait une puissance mentale considérable. Ses connaissances étaient plus grandes que sa sagesse, et ses facultés, nettement supérieures à son caractère. Ses petits yeux clairs, profondément enfoncés dans sa figure charnue, pétillaient d’intelligence et d’une curiosité jamais assouvie; mais c’étaient les yeux d’un sensuel et d’un égocentriste. En voilà assez sur son compte, car il est mort aujourd’hui, le pauvre diable: mort au moment précis où il était persuadé qu’il avait enfin découvert l’élixir de vie. D’ailleurs mon propos n’est pas de vous entretenir de son tempérament complexe; je voudrais vous raconter un incident inexplicable qui s’est produit au cours d’une visite que je lui ai rendue au début du printemps de 1882.

J’avais connu Dacre en Angleterre, puisque j’avais commencé mes recherches dans la salle assyrienne du British Museum à l’époque où il s’efforçait de donner un sens mystique et ésotérique aux tables de Babylone, et cette communauté d’intérêts nous avait rapprochés. Des remarques de hasard avaient entraîné des discussions quotidiennes, et nous nous étions, en somme, liés d’amitié. Je lui avais promis que j’irais le voir à mon prochain passage à Paris. Quand j’ai été à même de tenir mon engagement, j’avais pris pension à Fontainebleau; les trains du soir n’étant guère pratiques, il m’avait prié de passer la nuit chez lui.

– Je n’ai que ce lit à vous offrir, m’a-t-il dit en désignant un large divan dans sa grande salle. J’espère que vous pourrez néanmoins y dormir confortablement.

Singulière chambre à coucher, avec ses hauts murs tout recouverts de volumes bruns! Mais pour le bouquineur que j’étais, ce décor était fort agréable, et j’adorais l’odeur subtile que dégage un vieux livre. Je lui ai répondu que je ne souhaitais pas de chambre plus plaisante ni d’ambiance plus sympathique.

– Si cette installation est aussi peu pratique que conventionnelle, du moins m’a-t-elle coûté cher, m’a-t-il dit en jetant un regard circulaire sur ses rayons. J’ai bien dépensé le quart d’un million pour acquérir tout ce qui vous entoure. Des livres, des armes, des pierres précieuses, des sculptures, des tapisseries, des tableaux… Chaque objet a sa propre histoire, et, généralement, une histoire intéressante.

Il était assis d’un côté de la cheminée, et moi de l’autre. La table qui lui servait de bureau était à sa droite; elle supportait une lampe puissante qui dessinait un cercle de lumière dorée. Un palimpseste à demi-déroulé s’étalait en son milieu, entouré de diverses choses dignes d’un bric-à-brac. Entre autres, un entonnoir, comme on en utilise pour remplir les fûts de vin. Il avait l’air d’être en bois noir, et il était cerclé d’un rond de cuivre décoloré.

– Voilà un objet curieux, lui ai-je dit. Quelle est son histoire?

– Ah! C’est exactement la question que je me suis posée plusieurs fois. Prenez-le dans votre main et examinez-le…

J’ai fait ce qu’il me disait, et je me suis aperçu que l’entonnoir était non pas en bois mais en cuir, que le temps avait séché à un degré extrême. Il était de bonne taille; une fois plein, il devait contenir un litre de liquide. L’anneau de cuivre encerclait la partie la plus large, mais le bas du col était également pourvu d’une garniture métallique.

– … Qu’en pensez-vous? m’a demandé Dacre.

– Je suppose qu’il a appartenu à un négociant en vins ou à un malteur du moyen âge. J’ai vu en Angleterre des grosses bouteilles ventrues en cuir datant du XVIIe siècle: on les appelait des «black-jacks», des assommoirs; elles étaient de la même couleur et de la même robustesse que cet entonnoir.

– Je pense qu’il remonte approximativement à la même époque, m’a répondu son propriétaire, et qu’il servait sans doute à remplir un récipient. Mais sauf erreur de ma part, c’est un négociant bien particulier qui s’en servait pour remplir un tonneau non moins particulier. Ne remarquez-vous rien d’anormal au bas du col?

Je l’ai regardé à la lumière de la lampe, et j’ai constaté alors qu’à un endroit situé à une dizaine de centimètres au-dessus de l’étroit anneau de cuivre le col de l’entonnoir était éraflé, strié, comme si quelqu’un l’avait encoché avec un couteau émoussé. Sur cet endroit seulement, la surface noire manquait de rugosité.

– Quelqu’un a essayé de trancher le col.

– Trancher, vous croyez?

– Il est comme lacéré, déchiré. Quel qu’ait été l’instrument employé, il a fallu de la force pour imprimer ces marques sur une matière aussi dure! Mais vous, quelle est votre opinion? Je jurerais que vous en savez davantage que vous ne le dites.

Dacre a souri, et ses petits yeux malicieux m’ont révélé que je ne me trompais pas.

– Dans vos études de philosophie, m’a-t-il demandé, vous êtes-vous intéressé à la psychologie des rêves?

– J’ignorais qu’il existât une psychologie de ce genre.

– Mon cher Monsieur, voyez-vous ce rayon au-dessus de la vitrine des pierres précieuses? Il est surchargé de livres qui, depuis Albert le Grand, traitent de ce sujet. La psychologie des rêves est une science, tout comme les autres.

– Une science de charlatans!

– Le charlatan est toujours un pionnier. De l’astrologue est issu l’astronome; de l’alchimiste le chimiste; du mesmérien, le psychologue expérimental. Le charlatan d’hier est le professeur de demain. Un jour viendra où même ces choses subtiles et insaisissables que nous appelons rêves seront classées, cataloguées, systématisées. Ce jour-là, les recherches de nos amis, qui occupent tout ce rayon, ne seront plus un sujet de plaisanterie pour le mystique, mais les fondements d’une science.

– En supposant qu’il en soit ainsi, qu’a à voir la science des rêves avec un grand entonnoir de cuir cerclé de cuivre?

– Je vais vous le dire. Vous savez que je rémunère un agent qui est toujours à l’affût de raretés et de curiosités pour ma collection, Voici quelques jours, il a appris qu’un marchand des quais s’était procuré un certain nombre de vieilleries: elles avaient été trouvées dans le buffet d’une maison ancienne située dans le fond d’une rue du Quartier Latin. La salle à manger de cette maison est décorée d’un écusson avec armoiries: chevrons et barres rouges sur champ d’argent; une rapide enquête a prouvé qu’il s’agissait du blason de Nicolas de la Reynie, l’un des hauts fonctionnaires de Louis XIV. Aucun doute n’est permis: les autres vieilleries du buffet remontent au début du règne du Roi-Soleil. J’en déduis donc qu’ils appartenaient tous à ce Nicolas de la Reynie, lequel était lieutenant de police, donc chargé d’appliquer et de surveiller l’exécution des lois draconiennes de cette époque.