Enfin juste au moment où le docteur, maître jaloux, apparut sur le seuil, la victime de cet horrible guet-apens réussit, par un effort prodigieux, à rompre les cordes qui le retenaient, et sans l’intervention violente d’Héraclius indigné, Dieu sait de quelles friandises se serait repu ce nouveau Tantale à quatre mains.
XXIII
Comment le docteur s’aperçut que son singe l’avait indignement trompé
Cette fois la colère l’emporta sur le respect, et le docteur saisissant à la gorge le singe-philosophe l’entraîna hurlant dans son cabinet et lui administra la plus terrible correction qu’eut jamais reçue l’échine d’un métempsycosiste.
Lorsque le bras fatigué d’Héraclius desserra un peu la gorge de la pauvre bête, coupable seulement de goûts trop semblables à ceux de son frère supérieur, elle se dégagea de l’étreinte du maître outragé, sauta par-dessus la table, saisit sur un livre la grande tabatière du docteur et la précipita tout ouverte à la tête de son propriétaire. Ce dernier n’eut que le temps de fermer les yeux pour éviter le tourbillon de tabac qui l’aurait certainement aveuglé, mais quand il les rouvrit, le coupable avait disparu, emportant avec lui le manuscrit dont il était l’auteur présumé.
La consternation d’Héraclius fut sans limite – et il s’élança comme un fou sur les traces du fugitif, décidé aux plus grands sacrifices pour recouvrer le précieux parchemin. Il parcourut sa maison de la cave au grenier, ouvrit toutes les armoires, regarda sous tous les meubles. Ses recherches demeurèrent absolument infructueuses. Enfin, il alla s’asseoir désespéré sous un arbre dans son jardin. Il lui semblait depuis quelques instants recevoir de petits corps légers sur le crâne, et il pensait que c’étaient des feuilles mortes détachées par le vent quand il vit une boulette de papier qui roulait devant lui dans le chemin. Il la ramassa – puis l’ouvrit. Miséricorde ! C’était une des feuilles de son manuscrit. Il leva la tête, épouvanté, et il aperçut l’abominable animal qui préparait tranquillement de nouveaux projectiles de la même espèce – et, ce faisant, le monstre grimaçait un sourire de satisfaction si épouvantable que Satan certes n’en eut pas de plus horrible quand il vit Adam prendre la pomme fatale que depuis Ève jusqu’à Honorine les femmes n’ont cessé de nous offrir. A cet aspect une lumière affreuse se lit soudain dans l’esprit du docteur, et il comprit qu’il avait été trompé, joué, mystifié de la façon la plus abominable par ce fourbe couvert de poil qui n’était pas plus l’auteur tant désiré que le Pape ou que le Grand Turc. Le précieux ouvrage eut disparu tout entier si Héraclius n’avait aperçu près de lui une de ces pompes d’arrosage dont se servent les jardiniers pour lancer l’eau dans les plates-bandes éloignées. Il s’en saisit rapidement, et, en manœuvrant avec une vigueur surhumaine, fit perdre au perfide un bain tellement imprévu que celui-ci s’enfuit de branche en branche en poussant des cris aigus, et tout à coup, par une ruse de guerre habile, sans doute pour obtenir un instant de répit, il lança le parchemin lacéré en plein visage de son adversaire : alors quittant rapidement sa position, il courut vers la maison.
Avant que le manuscrit n’eût touché le docteur, ce dernier roulait sur le dos les quatre membres en l’air, foudroyé par l’émotion. Quand il se releva, il n’eut pas la force de venger ce nouvel outrage, il rentra péniblement dans son cabinet et constata, non sans plaisir, que trois pages seulement avaient disparu.
XXIV
Eurêka
La visite de M. le doyen et de M. le recteur le tira de son affaissement. Ils causèrent tous trois pendant une heure ou deux sans dire un seul mot de métempsycose ; mais au moment où ses deux amis se retiraient, Héraclius ne put se contenir plus longtemps. Pendant que M. le doyen endossait sa grande houppelande en peau d’ours, il prit à part M. le recteur qu’il redoutait moins et lui conta tout son malheur. Il lui dit comment il avait cru trouver l’auteur de son manuscrit, comment il s’était trompé, comment son misérable singe l’avait joué de la façon la plus indigne, comment il se voyait abandonné et désespéré. Et devant la ruine de ses illusions, Héraclius pleura. Le recteur ému lui prit les mains ; il allait parler quand la voix grave du doyen criant : « Ah çà, venez-vous, recteur », retentit sous le vestibule. Alors celui-ci, donnant une dernière étreinte à l’infortuné docteur, lui dit en souriant doucement comme on fait pour consoler un enfant méchant : « Là, voyons, calmez-vous, mon ami, qui sait, vous êtes peut-être vous-même l’auteur de ce manuscrit. »
Puis il s’enfonça dans l’ombre de la rue, laissant sur la porte Héraclius stupéfait.
Le docteur remonta lentement dans son cabinet, murmurant entre ses dents de minute en minute : « Je suis peut-être l’auteur du manuscrit. » Il relut attentivement la façon dont ce document avait été retrouvé lors de chaque réapparition de son auteur ; puis il se rappela comment il l’avait découvert lui-même. Le songe qui avait précédé ce jour heureux comme un avertissement providentiel, son émotion en entrant dans la ruelle des Vieux Pigeons, tout cela lui revint clair, distinct, éclatant. Alors il se leva tout droit, étendit les bras comme un illuminé et s’écria d’une voix retentissante : « C’est moi, c’est moi. » Un frisson parcourut toute sa demeure, Pythagore aboya violemment, les bêtes troublées s’éveillèrent soudain et se mirent à s’agiter comme si chacune dans sa langue eût voulu célébrer la grande résurrection du prophète de la métempsycose. Alors, en proie à une émotion surhumaine, Héraclius s’assit, il ouvrit la dernière page de cette bible nouvelle, et religieusement écrivit à la suite toute l’histoire de sa vie.
XXV
Ego sum qui sum
A partir de ce jour Héraclius Gloss fut envahi par un orgueil colossal. Comme le Messie procède de Dieu le père, il procédait directement de Pythagore, ou plutôt il était lui-même Pythagore, ayant vécu jadis dans le corps de ce philosophe. Sa généalogie défiait ainsi les quartiers des familles les plus féodales. Il enveloppait dans un mépris superbe tous les grands hommes de l’humanité, leurs plus hauts faits lui paraissant infimes auprès des siens, et il s’isolait dans une élévation sublime au milieu des mondes et des bêtes ; il était la métempsycose et sa maison en devenait le temple.
Il avait défendu à sa bonne et à son jardinier de tuer les animaux réputés nuisibles. Les chenilles et les limaçons pullulaient dans son jardin, et, sous la forme de grandes araignées à pattes velues, les ci-devant mortels promenaient leur hideuse transformation sur les murs de son cabinet ; ce qui faisait dire à cet abominable recteur que si tous les ex-pique-assiettes, métamorphosés à leur manière, se donnaient rendez-vous sur le crâne du trop sensible docteur, il se garderait bien de faire la guerre à ces pauvres parasites déclassés. Une seule chose troublait Héraclius dans son épanouissement superbe, c’était de voir sans cesse les animaux s’entre-dévorer, les araignées guetter les mouches au passage, les oiseaux emporter les araignées, les chats croquer les oiseaux, et son chien Pythagore étrangler avec bonheur tout chat qui passant à portée de sa dent.