Il suivait du matin au soir la marche lente et progressive de la métempsycose par tous les degrés de l’échelle animale. Il avait des révélations soudaines en regardant les moineaux picorer dans les gouttières ; les fourmis, ces travailleuses éternelles et prévoyantes, lui causaient des attendrissements immenses ; il voyait en elles tous les désœuvrés et les inutiles qui, pour expier leur oisiveté et leur nonchalance passées, étaient condamnés à ce labeur opiniâtre. Il restait des heures entières, le nez dans l’herbe, à les contempler, et il était émerveillé de sa pénétration.
Puis comme Nabuchodonosor il marchait à quatre pattes, se roulait avec son chien dans la poussière, vivait avec ses bêtes, se vautrait avec elles. Pour lui l’homme disparaissait peu à peu de la création, et bientôt il n’y vit plus que les bêtes. Alors qu’il les contemplait, il sentait bien qu’il était leur frère ; il ne conversait plus qu’avec elles et lorsque, par hasard, il était forcé de parler à des hommes, il se trouvait paralysé comme au milieu d’étrangers et s’indignait en lui-même de la stupidité de ses semblables.
XXVI
Ce que l’on disait autour du comptoir de Mme Labotte, marchande fruitière, 26, rue de la Maraîcherie
Mlle Victoire, cordon-bleu de M. le doyen de la faculté de Balançon, Mlle Gertrude, servante de M. le recteur de ladite faculté et Mlle Anastasie, gouvernante de M. l’abbé Beaufleury, curé de Sainte-Eulalie, tel était le respectable cénacle qui se trouvait réuni un jeudi matin autour du comptoir de Mme Labotte, marchande fruitière, 26, rue de la Maraîcherie.
Ces dames, partant au bras gauche le panier aux provisions, coiffées d’un petit bonnet blanc coquettement posé sur les cheveux, enjolivé de dentelles et de tuyautages et dont les cordons leur pendaient sur le dos, écoutaient avec intérêt Mlle Anastasie qui leur racontait comme quoi, la veille même, M. l’abbé Beaufleury avait exorcisé une pauvre femme possédée de cinq démons.
Tout à coup Mlle Honorine, gouvernante du Docteur Héraclius, entra comme un coup de vent, elle tomba sur une chaise, suffoquée par une émotion violente, puis, quand elle vit tout le monde suffisamment intrigué, elle éclata : « Non c’est trop fort à la fin, on dira ce qu’on voudra : je ne resterai pas dans cette maison. » Puis cachant sa figure dans ses deux mains, elle se mit à sangloter. Au bout d’une minute elle reprit, un peu calmée : « Après tout ce n’est pas sa faute à ce pauvre homme, s’il est fou. – Qui ? demanda Mme Labotte. – Mais mon maître, le Docteur Héraclius, répondit Mlle Honorine. – Ainsi c’est bien vrai ce que disait M. le doyen que votre maître a perdu la tête ? interrogea Mlle Victoire. – Je crois bien ! s’écria Mlle Anastasie, M. le Curé affirmait l’autre jour à M. l’abbé Rosencroix que le Docteur Héraclius était un vrai réprouvé ; qu’il adorait les bêtes, à l’exemple d’un certain M. Pythagore qui, paraît-il, est un impie aussi abominable que Luther. – Qu’y a-t-il de nouveau, interrompit Mlle Gertrude, que vous est-il arrivé ? – Figurez-vous, reprit Honorine en essuyant ses larmes avec le coin de son tablier, que mon pauvre maître a depuis bientôt six mois la folie des bêtes et il me jetterait à la porte s’il me voyait tuer une mouche, moi qui suis chez lui depuis près de dix ans. C’est bon d’aimer les animaux, mais encore est-il qu’ils sont faits pour nous, tandis que le docteur ne considère plus les hommes, il ne voit que les bêtes, il se croit créé et mis au monde pour les servir, il leur parle comme à des personnes raisonnables et on dirait qu’il entend au-dedans d’elles une voix qui lui répond. Enfin, hier au soir, comme je m’étais aperçue que les souris mangeaient mes provisions, j’ai mis une ratière dans le buffet. Ce matin, voyant qu’il y avait une souris de prise, j’appelle le chat et j’allais lui donner cette vermine quand mon maître entra comme un furieux, il m’arracha la ratière des mains et lâcha la bête au milieu de mes conserves, et puis, comme je me fâchais, le voilà qui se retourne et qui me traite comme on ne traiterait pas une chiffonnière. » Un grand silence se fit pendant quelques secondes, puis Mlle Honorine reprit : « Après tout, je ne lui en veux pas à ce pauvre homme, il est fou. »
Deux heures plus tard, l’histoire de la souris du docteur avait fait le tour des cuisines de Balançon. A midi, elle était l’anecdote du déjeuner des bourgeois de la ville. A huit heures, M. le Premier, tout en buvant son café, la racontait à six magistrats qui avaient dîné chez lui, et ces messieurs, dans des poses diverses et graves, l’écoutaient rêveusement, sans sourire et hochant la tête. A onze heures, le préfet qui donnait une soirée s’en inquiétait devant six mannequins administratifs, et comme il demandait l’avis du recteur qui promenait de groupe en groupe ses méchancetés et sa cravate blanche, celui-ci répondit : « Qu’est-ce que cela prouve après tout, Monsieur le préfet, que si La Fontaine vivait encore, il pourrait faire une nouvelle fable intitulée « La souris du Philosophe », et qui finirait ainsi :
« Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. »
XXVII
Comme quoi le Docteur Héraclius ne pensait nullement comme le Dauphin qui, ayant tiré de l’eau un singe…
l’y replonge et va chercher
Quelqu’homme afin de le sauver.
Lorsque Héraclius sortit le lendemain, il remarqua que chacun le regardait passer avec curiosité et qu’on se retournait encore pour le voir. L’attention dont il était l’objet l’étonna tout d’abord ; il en chercha la cause et pensa que sa doctrine s’était peut-être répandue à son insu et qu’il était au moment d’être compris par ses concitoyens. Alors une grande tendresse lui vint tout à coup pour ces bourgeois dans lesquels il voyait déjà des disciples enthousiastes, et il se mit à saluer en souriant de droite et de gauche comme un prince au milieu de son peuple. Les chuchotements qui le suivaient lui paraissaient un murmure de louanges et il rayonnait d’allégresse en songeant à la confusion prochaine du recteur et du doyen.
Il parvint ainsi jusqu’aux quais de la Brille. A quelques pas, un groupe d’enfants s’agitait et riait énormément en jetant des pierres dans l’eau tandis que des mariniers qui fumaient leur pipe au soleil semblaient s’intéresser au jeu de ces gamins. Héraclius s’approcha, puis recula soudain comme un homme qui reçoit un grand coup dans la poitrine. A dix mètres de la berge, plongeant et reparaissant tour à tour, un jeune chat se noyait dans la rivière. La pauvre petite bête faisait des efforts désespérés pour gagner la rive, mais chaque fois qu’elle montrait sa tête au-dessus de l’eau, une pierre lancée par un des garnements qui s’amusaient de cette agonie la faisait disparaître de nouveau. Les méchants gamins luttaient d’adresse et s’excitaient l’un l’autre, et lorsqu’un coup bien frappé atteignait le misérable animal, c’étaient sur le quai une explosion de rire et des trépignements de joie. Soudain un caillou tranchant toucha la bête au milieu du front et un filet de sang apparut sur les poils blancs. Alors parmi les bourreaux éclata un délire de cris et d’applaudissements, mais qui se changea tout à coup en une effroyable panique. Blême, tremblant de rage, renversant tout devant lui, frappant des pieds et des poings, le docteur s’était élancé au milieu de cette marmaille comme un loup dans un troupeau de moutons. L’épouvante fut si grande et la fuite si rapide qu’un des enfants, éperdu de terreur, se jeta dans la rivière et disparut. Alors Héraclius défit promptement sa redingote, enleva ses souliers et, à son tour, se précipita dans l’eau. On le vit nager vigoureusement quelques instants, saisir le jeune chat au moment où il disparaissait, et regagner triomphalement la rive. Puis il s’assit sur une borne, essuya, baisa, caressa le petit être qu’il venait d’arracher à la mort, et l’enveloppant amoureusement dans ses bras comme un fils, sans s’occuper de l’enfant que deux mariniers ramenaient à terre, indifférent au tumulte qui se faisait derrière lui, il partit à grands pas vers sa maison, oubliant sur la berge ses souliers et sa redingote.