L’autre s’écria tout à coup : « La métempsycose c’est moi ; c’est moi qui ai découvert la loi des évolutions des âmes, c’est moi qui ai sondé les destinées des hommes. C’est moi qui fus Pythagore. » Le docteur s’arrêta soudain, plus pâle qu’un linceul. « Pardon, dit-il, Pythagore, c’est moi. » Et ils se regardèrent de nouveau. L’homme continua : « J’ai été successivement philosophe, architecte, soldat, laboureur, moine, géomètre, médecin, poète et marin. – Moi aussi, dit Héraclius. – J’ai écrit l’histoire de ma vie en latin, en grec, en allemand, en italien, en espagnol et en français », criait l’inconnu. Héraclius reprit : « Moi aussi. » Tous deux s’arrêtèrent et leurs regards se croisèrent, aigus comme des pointes d’épées. « En l’an 184, vociféra l’autre, j’habitais Rome et j’étais philosophe. » Alors le docteur, plus tremblant qu’une feuille dans un vent d’orage, tira de sa poche son précieux document et le brandit comme une arme sous le nez de son adversaire. Ce dernier fit un bond en arrière. « Mon manuscrit », hurla-t-il ; et il étendit le bras pour le saisir. « Il est à moi », mugit Héraclius, et, avec une vélocité surprenante, il élevait l’objet contesté au-dessus de sa tête, le changeait de main derrière son dos, lui faisait faire mille évolutions plus extraordinaires les unes que les autres pour le ravir à la poursuite effrénée de son rival. Ce dernier grinçait des dents, trépignait et beuglait : « Voleur ! Voleur ! Voleur ! » A la fin il réussit par un mouvement aussi rapide qu’adroit à tenir par un bout le papier qu’Héraclius essayait de lui dérober. Pendant quelques secondes chacun tira de son côté avec une colère et une vigueur semblables, puis, comme ni l’un ni l’autre ne cédait, le manuscrit qui leur servait de trait d’union physique termina la lutte aussi sagement que l’aurait pu faire le feu roi Salomon, en se séparant de lui-même en deux parties égales, ce qui permit aux belligérants d’aller rapidement s’asseoir à dix pas l’un de l’autre, chacun serrant toujours sa moitié de victoire entre ses mains crispées.
Ils ne se relevèrent point, mais ils recommencèrent à s’examiner comme deux puissances rivales qui, après avoir mesuré leurs forces, hésitent à en venir aux mains de nouveau.
Dagobert Félorme reprit le premier les hostilités. « La preuve que je suis l’auteur de ce manuscrit, dit-il, c’est que je le connaissais avant vous. » Héraclius ne répondit pas.
L’autre reprit : « La preuve que je suis l’auteur de ce manuscrit c’est que je puis vous le réciter d’un bout à l’autre dans les sept langues qui ont servi à l’écrire. »
Héraclius ne répondit pas. Il méditait profondément. Une révolution se faisait en lui. Le doute n’était pas possible, la victoire restait à son rival ; mais cet auteur qu’il avait appelé de tous ses vœux l’indignait maintenant comme un faux dieu. C’est que, n’étant plus lui-même qu’un dieu dépossédé, il se révoltait contre la divinité. Tant qu’il ne s’était pas cru l’auteur du manuscrit il avait désiré furieusement le voir ; mais à partir du jour où il était arrivé à se dire : « C’est moi qui ai fait cela, la métempsycose, c’est moi », il ne pouvait plus consentir à ce que quelqu’un prît sa place. Pareil à ces gens qui brûlent leur maison plutôt que de la voir habitée par un autre, du moment qu’un inconnu montait sur l’autel qu’il s’était élevé, il brûlait le temple et le Dieu, il brûlait la métempsycose. Aussi, après un long silence, il dit d’une voix lente et grave : « Vous êtes fou. » A ce mot, son adversaire s’élança comme un forcené et une nouvelle lutte allait s’engager, plus terrible que la première, si les gardiens n’étaient accourus et n’avaient réintégré ces deux rénovateurs des guerres religieuses dans leurs domiciles respectifs.
Pendant près d’un mois le docteur ne quitta point sa chambre ; il passait ses journées seul, la tête entre ses deux mains, profondément absorbé. M. le doyen et M. le recteur venaient le voir de temps en temps et, doucement, au moyen de comparaisons habiles et de délicates allusions, secondaient le travail qui se faisait dans son esprit. Ils lui apprirent ainsi comment un certain Dagobert Félorme, professeur de langues au collège de Balançon, était devenu fou en écrivant un traité philosophique sur la doctrine de Pythagore, Aristote et Platon, traité qu’il s’imaginait avoir commencé sous l’empereur Commode.
Enfin, par un beau matin de grand soleil, le docteur redevenu lui-même, l’Héraclius des bons jours, serra vivement les mains de ses deux amis et leur annonça qu’il avait renoncé pour jamais à la métempsycose, à ses expiations animales et à ses transmigrations, et qu’il se frappait la poitrine en reconnaissant son erreur.
Huit jours plus tard les portes de l’hospice étaient ouvertes devant lui.
XXIX
Comment on tombe parfois de Charybde en Scylla
En quittant la maison fatale, le docteur s’arrêta un instant sur le seuil et respira à pleins poumons le grand air de la liberté. Puis reprenant son pas allègre d’autrefois, il se mit en route vers son domicile. Il marchait depuis cinq minutes quand un gamin qui l’aperçut poussa tout à coup un sifflement prolongé, auquel répondit aussitôt un sifflement semblable parti d’une rue voisine. Un second galopin arriva immédiatement en courant, et le premier, montrant Héraclius à son camarade, cria, de toutes ses forces :
« V’là l’homme aux bêtes qu’est sorti de la maison des fous », et tous deux, emboîtant le pas derrière le docteur, se mirent à imiter avec un talent remarquable tous les cris d’animaux connus. Une douzaine d’autres polissons se furent bientôt joints aux premiers et formèrent à l’ex-métempsycosiste une escorte aussi bruyante que désagréable. L’un d’eux marchait à dix pas devant le docteur, portant en guise de drapeau un manche à balai au bout duquel il avait attaché une peau de lapin trouvée sans doute au coin de quelque borne ; trois autres venaient immédiatement derrière, simulant des roulements de tambour, puis apparaissait le docteur effaré qui, serré dans sa grande redingote, le chapeau rabattu sur les yeux, semblait un général au milieu de son armée. Après lui la horde des garnements courait, gambadait, sautait sur les mains, piaillant, beuglant, aboyant, miaulant, hennissant, mugissant, criant cocorico, et imaginant mille autres choses joyeuses pour le plus grand amusement des bourgeois qui se montraient sur leurs portes. Héraclius, éperdu, pressait le pas de plus en plus. Soudain un chien qui rôdait vint lui passer entre les jambes. Un flot de colère monta au cerveau du docteur et il allongea un si terrible coup de pied à la pauvre bête qu’il eût jadis recueillie, que celle-ci s’enfuit en hurlant de douleur. Une acclamation épouvantable éclata autour d’Héraclius qui, perdant la tête, se mit à courir de toutes ses forces, toujours poursuivi par son infernal cortège.