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Un soir, comme le jour baissait, les étrangers entrèrent tous les trois. Lorsqu’ils furent passés :

« Eh bien ! Le connais-tu ? » dit le mari.

La femme inquiète cherchait à se rappeler aussi. Tout à coup elle dit tout bas :

« Oui… oui… mais il est plus noir, plus grand, plus fort et habillé comme un monsieur ; pourtant, père, vois-tu, c’est ta figure quand tu étais jeune. »

Le vieux fit un soubresaut.

C’était vrai ; il lui ressemblait, et il ressemblait aussi à son frère qui était mort, et à son père qu’il avait connu jeune encore. Ils étaient tellement émus qu’ils ne trouvaient rien à dire. Les trois personnes redescendaient, allaient sortir. L’homme touchait le goupillon du doigt. Alors le vieux, dont la main tremblait tellement qu’elle faisait par terre une pluie d’eau bénite, s’écria : « Jean ? »

L’homme s’arrêta, le regardant.

Il reprit plus bas :

« Jean ? »

Les deux femmes l’examinaient sans comprendre.

Alors il dit pour la troisième fois en sanglotant :

« Jean ? »

L’homme se pencha tout près, tout près de sa figure, et illuminé par un souvenir d’enfance, il répondit :

« Papa Pierre, maman Jeanne ! »

Il avait tout oublié, l’autre nom de son père et celui de son pays ; mais il se rappelait toujours ces deux mots qu’il avait tant répétés : papa Pierre, maman Jeanne !

Il tomba, la figure sur les genoux du vieux, et il pleurait, et il embrassait l’un après l’autre son père et sa mère, qui suffoquaient d’une joie démesurée.

Les deux dames pleuraient aussi, comprenant qu’un grand bonheur était arrivé.

Alors ils allèrent tous chez le jeune homme et il leur raconta son histoire.

Les saltimbanques l’avaient enlevé. Pendant trois ans il parcourut avec eux bien des pays. Puis la troupe s’était dispersée, et une vieille dame, un jour, dans un château, avait donné de l’argent pour le garder, parce qu’elle l’avait trouvé gentil. Comme il était intelligent, on le mit à l’école, puis au collège, et la vieille dame n’ayant pas d’enfants lui avait laissé sa fortune. Lui aussi avait cherché ses parents ; mais comme il ne se rappelait que ces deux noms : « papa Pierre, maman Jeanne », il n’avait pu les retrouver. Maintenant, il allait se marier, et il présenta sa fiancée qui était très bonne et très jolie.

Quand les deux vieux eurent dit à leur tour leurs chagrins et leurs fatigues, ils l’embrassèrent encore une fois ; et ils veillèrent fort tard ce soir-là, n’osant pas se coucher, de crainte que le bonheur qui les fuyait depuis si longtemps ne les abandonnât de nouveau pendant leur sommeil.

Mais ils avaient usé la ténacité du malheur, car ils furent heureux jusqu’à leur mort.

10 novembre 1877

Le mariage du lieutenant Laré 

Dès le début de la campagne, le lieutenant Laré prit aux Prussiens deux canons. Son général lui dit : « Merci, lieutenant », et lui donna la croix d’honneur.

Comme il était aussi prudent que brave, subtil, inventif, plein de ruses et de ressources, on lui confia une centaine d’hommes, et il organisa un service d’éclaireurs qui, dans les retraites, sauva plusieurs fois l’armée.

Mais, comme une mer débordée, l’invasion entrait par toute la frontière. C’étaient de grands flots d’hommes qui arrivaient les uns après les autres, jetant autour d’eux une écume de maraudeurs. La brigade du général Carrel, séparée de sa division, reculait sans cesse, se battant chaque jour, mais se maintenait presque intacte, grâce à la vigilance et à la célérité du lieutenant Laré, qui semblait être partout en même temps, déjouait toutes les ruses de l’ennemi, trompait ses prévisions, égarait ses uhlans, tuait ses avant-gardes.

Un matin, le général le fit appeler.

« Lieutenant, dit-il, voici une dépêche du général de Lacère qui est perdu si nous n’arrivons pas à son secours demain au lever du soleil. Il est à Blainville, à huit lieues d’ici. Vous partirez à la nuit tombante avec trois cents hommes que vous échelonnerez tout le long du chemin. Je vous suivrai deux heures après. Étudiez la route avec soin ; j’ai peur de rencontrer une division ennemie. »

Il gelait fortement depuis huit jours. A deux heures, la neige commença de tomber ; le soir, la terre en était couverte, et d’épais tourbillons blancs voilaient les objets les plus proches. A six heures le détachement se mit en route. Deux hommes marchaient en éclaireurs, seuls, à trois cents mètres en avant. Puis venait un peloton de dix hommes que le lieutenant commandait lui-même. Le reste s’avançait ensuite sur deux longues colonnes. A trois cents mètres sur les flancs de la petite troupe, à droite et à gauche, quelques soldats allaient deux par deux. La neige, qui tombait toujours, les poudrait de blanc dans l’ombre ; elle ne fondait pas sur leurs vêtements, de sorte que, la nuit étant obscure, ils tachaient à peine la pâleur uniforme de la campagne.

On faisait halte de temps en temps. Alors on n’entendait plus que cet innommable froissement de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, murmure léger, sinistre et vague. Un ordre se communiquait à voix basse, et, quand la troupe se remettait en route, elle laissait derrière elle une espèce de fantôme blanc debout dans la neige. Il s’effaçait peu à peu et finissait par disparaître. C’étaient les échelons vivants qui devaient guider l’armée.

Les éclaireurs ralentirent leur marche. Quelque chose se dressait devant eux.

« Prenez à droite, dit le lieutenant, c’est le bois de Ronfé ; le château se trouve plus à gauche. »

Bientôt le mot : « Halte ! » circula. Le détachement s’arrêta et attendit le lieutenant qui, accompagné de dix hommes seulement, poussait une reconnaissance jusqu’au château.

Ils avançaient, rampant sous les arbres. Soudain tous demeurèrent immobiles. Un calme effrayant plana sur eux. Puis tout près, une petite voix claire, musicale et jeune traversa le silence du bois. Elle disait :

« Père, nous allons nous perdre dans la neige. Nous n’arriverons jamais à Blainville. »

Une voix plus forte répondit :

« Ne crains rien, fillette, je connais le pays comme ma poche. »

Le lieutenant dit quelques mots, et quatre hommes s’éloignèrent sans bruit, pareils à des ombres.

Soudain un cri de femme, aigu, monta dans la nuit. Deux prisonniers furent amenés : un vieillard et une enfant. Le lieutenant les interrogea toujours à voix basse.

« Votre nom ?

— Pierre Bernard.

— Votre profession ?

— Sommelier du comte de Ronfé.

— C’est votre fille ?

— Oui.

— Que fait-elle ?

— Elle est lingère au château.

— Où allez-vous ?

— Nous nous sauvons.

— Pourquoi ?

— Douze uhlans ont passé ce soir. Ils ont fusillé trois gardes et pendu le jardinier ; moi, j’ai eu peur pour la petite.

— Où allez-vous ?

— A Blainville.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a là une armée française.

— Vous connaissez le chemin ?

— Parfaitement.

— Très bien : suivez-nous. »