On rejoignit la colonne, et la marche à travers champs recommença. Silencieux, le vieillard se tenait aux côtés du lieutenant. Sa fille marchait près de lui. Tout à coup elle s’arrêta. « Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pas plus loin. » Et elle s’assit. Elle tremblait de froid et paraissait prête à mourir. Son père voulut la porter. Il était trop vieux et trop faible.
« Mon lieutenant, dit-il en sanglotant, nous gênerions votre marche. La France avant tout. Laissez-nous. »
L’officier avait donné un ordre. Quelques hommes étaient partis. Ils revinrent avec des branches coupées.
Alors, en une minute, une litière fut faite. Le détachement tout entier les avait rejoints.
« Il y a là une femme qui meurt de froid, dit le lieutenant ; qui veut donner son manteau pour la couvrir ? »
Deux cents manteaux furent détachés.
« Qui veut la porter maintenant ? »
Tous les bras s’offrirent. La jeune fille fut enveloppée dans ces chaudes capotes de soldat, couchée doucement sur la litière, puis quatre épaules robustes l’enlevèrent ; et, comme une reine d’Orient portée par ses esclaves, elle fut placée au milieu du détachement, qui reprit sa marche plus fort, plus courageux, plus allègre, réchauffé par la présence d’une femme, cette souveraine inspiratrice qui a fait accomplir tant de prodiges au vieux sang français.
Au bout d’une heure on s’arrêta de nouveau et tout le monde se coucha dans la neige. Là-bas, au milieu de la plaine, une grande ombre noire courait. C’était comme un monstre fantastique qui s’allongeait ainsi qu’un serpent, puis, soudain, se ramassait en boule, prenait des élans vertigineux, s’arrêtait, repartait sans cesse. Des ordres murmurés circulaient parmi les hommes et, de temps à autre, un petit bruit sec et métallique claquait. La forme errante se rapprocha brusquement, et l’on vit venir au grand trot, l’un derrière l’autre, douze uhlans perdus dans la nuit. Une lueur terrible leur montra soudain deux cents hommes couchés devant eux. Une détonation rapide se perdit dans le silence de la neige, et tous les douze, avec leurs douze chevaux, tombèrent.
On attendit longtemps. Puis on se remit en marche.
Le vieillard qu’on avait trouvé servait de guide.
Enfin une voix très lointaine cria : « Qui vive ! » Un autre plus proche répondit un mot d’ordre. On attendit encore ; des pourparlers s’engageaient. La neige avait cessé de tomber. Un vent froid balayait les nuages, et derrière eux, plus haut, d’innombrables étoiles scintillaient. Elles pâlirent et le ciel devint rose à l’Orient.
Un officier d’état-major vint recevoir le détachement. Mais comme il demandait qui l’on portait sur cette litière, elle s’agita ; deux petites mains écartèrent les grosses capotes bleues, et, rose comme l’aurore, avec des yeux plus clairs que n’étaient les étoiles disparues, et un sourire illuminant comme le soleil qui se levait, une mignonne figure répondit :
« C’est moi, Monsieur. »
Les soldats, fous de joie, battirent des mains et portèrent la jeune fille en triomphe jusqu’au milieu du camp, qui prenait les armes. Bientôt après le général Carrel arrivait.
A neuf heures les Prussiens attaquaient.
Ils battaient en retraite à midi.
Le soir, comme le lieutenant Laré, rompu de fatigue, s’endormait sur une botte de paille, on vint le chercher de la part du général. Il le trouva sous sa tente, causant avec le vieillard qu’il avait rencontré dans la nuit.
Aussitôt qu’il fut entré, le général le prit par la main et s’adressant à l’inconnu :
« Mon cher comte, dit-il, voici le jeune homme dont vous me parliez tout à l’heure ; un de mes meilleurs officiers. »
Il sourit, baissa la voix et reprit : « Le meilleur. »
Puis, se tournant vers le lieutenant abasourdi, il présenta « le comte de Ronfé-Quédissac ».
Le vieillard lui prit les deux mains :
« Mon cher lieutenant, dit-il, vous avez sauvé la vie de ma fille, je n’ai qu’un moyen de vous remercier… vous viendrez dans quelques mois me dire… si elle vous plaît… »
Un an après, jour pour jour, dans l’église Saint Thomas-d’Aquin, le capitaine Laré épousait Mlle Louise-Hortense-Geneviève de Ronfé-Quédissac. Elle apportait six cent mille francs de dot et était, disait-on, la plus jolie mariée qu’on eût encore vue cette année-là.
25 mai 1878
« Coco, Coco, Coco frais ! »
J’avais entendu raconter la mort de mon oncle Ollivier.
Je savais qu’au moment où il allait expirer doucement, tranquillement, dans l’ombre de sa grande chambre dont on avait fermé les volets à cause d’un terrible soleil de juillet, au milieu du silence étouffant de cette brûlante après-midi d’été, on entendit dans la rue une petite sonnette argentine. Puis, une voix claire traversa l’alourdissante chaleur : « Coco frais, rafraîchissez-vous Mesdames, coco, coco, qui veut du coco ? » Mon oncle fit un mouvement, quelque chose comme l’effleurement d’un sourire remua sa lèvre, une gaieté dernière brilla dans son œil qui, bientôt après, s’éteignit pour toujours.
J’assistais à l’ouverture du testament. Mon cousin Jacques héritait naturellement des biens de son père ; au mien, comme souvenir, étaient légués quelques meubles. La dernière clause me concernait. La voici : « A mon neveu Pierre, je laisse un manuscrit de quelques feuillets qu’on trouvera dans le tiroir gauche de mon secrétaire ; plus 500 francs pour acheter un fusil de chasse, et 100 francs qu’il voudra bien remettre de ma part au premier marchand de coco qu’il rencontrera !… »
Ce fut une stupéfaction générale. Le manuscrit qui me fut remis m’expliqua ce legs surprenant.
Je le copie textuellement : « L’homme a toujours vécu sous le joug des superstitions. On croyait autrefois qu’une étoile s’allumait en même temps que naissait un enfant ; qu’elle suivait les vicissitudes de sa vie, marquant les bonheurs par son éclat, les misères par son obscurcissement. On croit à l’influence des comètes, des années bissextiles, des vendredis, du nombre treize. On s’imagine que certaines gens jettent des sorts, le mauvais œil. On dit : « Sa rencontre m’a toujours porté malheur. » Tout cela est vrai. J’y crois. – Je m’explique : je ne crois pas à l’influence occulte des choses ou des êtres ; mais je crois au hasard bien ordonné. Il est certain que le hasard a fait s’accomplir des événements importants pendant que des comètes visitaient notre ciel ; qu’il en a placé dans les années bissextiles ; que certains malheurs remarqués sont tombés le vendredi, ou bien ont coïncidé avec le nombre treize ; que la vue de certaines personnes a concordé avec le retour de certains faits, etc. De là naissent les superstitions. Elles se forment d’une observation incomplète, superficielle, qui voit la cause dans la coïncidence et ne cherche pas au-delà.
« 0r, mon étoile à moi, ma comète, mon vendredi, mon nombre treize, mon jeteur de sorts, c’est bien certainement un marchand de coco.
« Le jour de ma naissance, m’a-t-on dit, il y en eut un qui cria toute la journée sous nos fenêtres.
« A huit ans, comme j’allais me promener avec ma bonne aux Champs-Élysées, et que nous traversions la grande avenue, un de ces industriels agita soudain sa sonnette derrière mon dos. Ma bonne regardait au loin un régiment qui passait ; je me retournai pour voir le marchand de coco. Une voiture à deux chevaux, luisante et rapide comme un éclair, arrivait sur nous. Le cocher cria. Ma bonne n’entendit pas ; moi non plus. Je me sentis renversé, roule, meurtri… et je me trouvai, je ne sais comment, dans les bras du marchand de coco qui, pour me réconforter, me mit la bouche sous un de ses robinets, l’ouvrit et m’aspergea… ce qui me remit tout à fait.