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Il s’en aperçut, ne s’arrêta plus. Parfois même il fredonnait les paroles :

Amour sacré de la patrie,

Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,

Liberté, liberté chérie,

Combats avec tes défenseurs !

On fuyait plus vite, la neige étant plus dure ; et jusqu’à Dieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l’obscurité profonde de la voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre le chant d’un bout à l’autre, à se rappeler chaque parole qu’ils appliquaient sur chaque mesure.

Et Boule de suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot, qu’elle n’avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres.

16 avril 1880

Les dimanches d'un bourgeois de Paris

I

Préparatifs de voyage

Monsieur Patissot, né à Paris, après avoir fait, comme beaucoup d’autres, de mauvaises études au collège Henri IV, était entré dans un ministère par la protection d’une de ses tantes, qui tenait un débit de tabac où s’approvisionnait un chef de division.

Il avança très lentement et serait peut-être mort commis de quatrième classe, sans le paterne hasard qui dirige parfois nos destinées.

Il a aujourd’hui cinquante-deux ans, et c’est à cet âge seulement qu’il commence à parcourir, en touriste, toute cette partie de la France qui s’étend entre les fortifications et la province.

L’histoire de son avancement peut être utile à beaucoup d’employés, comme le récit de ses promenades servira sans doute à beaucoup de Parisiens qui les prendront pour itinéraires de leurs propres excursions, et sauront, par son exemple, éviter certaines mésaventures qui lui sont advenues.

M. Patissot, en 1854, ne touchait encore que 1. 800 francs. Par un effet singulier de sa nature, il déplaisait à tous ses chefs, qui le laissaient languir dans l’attente éternelle et désespérée de l’augmentation, cet idéal de l’employé.

Il travaillait pourtant ; mais il ne savait pas le faire valoir : et puis il était trop fier, disait-il. Et puis sa fierté consistait à ne jamais saluer ses supérieurs d’une façon vile et obséquieuse, comme le faisaient, à son avis, certains de ses collègues qu’il ne voulait pas nommer. Il ajoutait encore que sa franchise gênait bien des gens, car il s’élevait, comme tous les autres d’ailleurs, contre les passe-droits, les injustices, les tours de faveur donnés à des inconnus, étrangers à la bureaucratie. Mais sa voix indignée ne passait jamais la porte de la case où il besognait, selon son mot : « Je besogne… dans les deux sens, Monsieur ».

Comme employé d’abord, comme Français ensuite, comme homme d’ordre enfin, il se ralliait, par principe, à tout gouvernement établi, étant fanatique du pouvoir… autre que celui des chefs.

Chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, il se postait sur le passage de l’empereur afin d’avoir l’honneur de se découvrir : et il s’en allait tout orgueilleux d’avoir salué le chef de l’État.

À force de contempler le souverain, il fit comme beaucoup : il l’imita dans la coupe de sa barbe, l’arrangement de ses cheveux, la forme de sa redingote, sa démarche, son geste – combien d’hommes, dans chaque pays, semblent des portraits du Prince ! – Il avait peut-être une vague ressemblance avec Napoléon III, mais ses cheveux étaient noirs – il les teignit. Alors la similitude fut absolue ; et, quand il rencontrait dans la rue un autre monsieur représentant aussi la figure impériale, il en était jaloux et le regardait dédaigneusement. Ce besoin d’imitation devint bientôt son idée fixe, et, ayant entendu un huissier des Tuileries contrefaire la voix de l’empereur, il en prit à son tour les intonations et la lenteur calculée.

Il devint aussi tellement pareil à son modèle qu’on les aurait confondus, et des gens au ministère, des hauts fonctionnaires, murmuraient, trouvant la chose inconvenante, grossière même ; on en parla au ministre, qui manda cet employé devant lui. Mais, à sa vue, il se mit à rire, et répéta deux ou trois fois : « C’est drôle, vraiment drôle ! » On l’entendit, et le lendemain, le supérieur direct de Patissot proposa son subordonné pour un avancement de trois cents francs, qu’il obtint immédiatement.

Depuis lors, il marcha d’une façon régulière, grâce à cette faculté simiesque d’imitation. Même une inquiétude vague, comme le pressentiment d’une haute fortune suspendue sur sa tête, gagnait ses chefs, qui lui parlaient avec déférence.

Mais quand la République arriva, ce fut un désastre pour lui. Il se sentit noyé, fini, et, perdant la tête, cessa de se teindre, se rasa complètement et fit couper ses cheveux courts, obtenant ainsi un aspect paterne et doux fort peu compromettant.

Alors, les chefs se vengèrent de la longue intimidation qu’il avait exercée sur eux, et, devenant tous républicains par instinct de conservation, ils le persécutèrent dans ses gratifications et entravèrent son avancement. Lui aussi changea d’opinion ; mais la République n’étant pas un personnage palpable et vivant à qui l’on peut ressembler, et les présidents se suivant avec rapidité, il se trouva plongé dans le plus cruel embarras, dans une détresse épouvantable, arrêté dans tous ses besoins d’imitation, après l’insuccès d’une tentative vers son idéal dernier : M. Thiers.

Mais il lui fallait une manifestation nouvelle de sa personnalité. Il chercha longtemps ; puis, un matin, il se présenta au bureau avec un chapeau neuf qui portait comme cocarde, au côté droit, une très petite rosette tricolore. Ses collègues furent stupéfaits ; on en rit toute la journée, et le lendemain encore, et la semaine, et le mois. Mais la gravité de son attitude à la fin les déconcerta ; et les chefs encore une fois furent inquiets. Quel mystère cachait ce signe ? Était-ce une simple affirmation de patriotisme ? – ou le témoignage de son ralliement à la République ? – ou peut être la marque secrète de quelque affiliation puissante ? – Mais alors, pour la porter si obstinément, il fallait être bien assuré d’une protection occulte et formidable. Dans tous les cas il était sage de se tenir sur ses gardes, d’autant plus que son imperturbable sang-froid devant toutes les plaisanteries augmentait encore les inquiétudes. On le ménagea derechef, et son courage à la Gribouille le sauva, car il fut enfin nommé commis principal, le 1er janvier 1880.

Toute sa vie avait été sédentaire. Resté garçon par amour du repos et de la tranquillité, il exécrait le mouvement et le bruit. Ses dimanches étaient généralement passés à lire des romans d’aventures et à régler avec soin des transparents qu’il offrait ensuite à ses collègues. Il n’avait pris, en son existence, que trois congés, de huit jours chacun, pour déménager. Mais quelquefois, aux grandes fêtes, il partait par un train de plaisir à destination de Dieppe ou du Havre, afin d’élever son âme au spectacle imposant de la mer.