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Il était plein de ce bon sens qui confine à la bêtise. Il vivait depuis longtemps tranquille, avec économie, tempérant par prudence, chaste d’ailleurs par tempérament, quand une inquiétude horrible l’envahit. Dans la rue, un soir, tout à coup, un étourdissement le prit qui lui fit craindre une attaque. S’étant transporté chez un médecin, il en obtint, moyennant cent sous, cette ordonnance :

« M. X…, cinquante-deux ans, célibataire, employé. – Nature sanguine, menace de congestion. – Lotions d’eau froide, nourriture modérée, beaucoup d’exercice.

Montellier, D. M. P. »

Patissot fut atterré, et pendant un mois, dans son bureau, il garda tout le jour, autour du front, sa serviette mouillée, roulée en manière de turban, tandis que des gouttes d’eau, sans cesse, tombaient sur ses expéditions, qu’il lui fallait recommencer. Il relisait à tout instant l’ordonnance, avec l’espoir, sans doute, d’y trouver un sens inaperçu, de pénétrer la pensée secrète du médecin, et de découvrir aussi quel exercice favorable pourrait bien le mettre à l’abri de l’apoplexie.

Alors il consulta ses amis, en leur exhibant le funeste papier. L’un d’eux lui conseilla la boxe. Il s’enquit aussitôt d’un professeur et reçut, dès le premier jour, sur le nez, un coup de poing droit qui le détacha à jamais de ce divertissement salutaire. La canne le fit râler d’essoufflement, et il fut si bien courbaturé par l’escrime, qu’il en demeura deux nuits sans dormir. Alors il eut une illumination. C’était de visiter à pied, chaque dimanche, les environs de Paris et même certaines parties de la capitale qu’il ne connaissait pas.

Son équipement pour ces voyages occupa son esprit pendant toute une semaine, et le dimanche, trentième jour de mai, il commença les préparatifs.

Après avoir lu toutes les réclames les plus baroques, que de pauvres diables, borgnes ou boiteux, distribuent au coin des rues avec importunité, il se rendit dans les magasins avec la simple intention de voir, se réservant d’acheter plus tard.

Il visita d’abord l’établissement d’un bottier soi-disant américain, demandant qu’on lui montrât de forts souliers pour voyages ! On lui exhiba des espèces d’appareils blindés en cuivre comme des navires de guerre, hérissés de pointes comme une herse de fer, et qu’on lui affirma être confectionnés en cuir de bison des Montagnes Rocheuses. Il fut tellement enthousiasmé qu’il en aurait volontiers acheté deux paires. Une seule lui suffisait cependant. Il s’en contenta ; et il partit, la portant sous son bras, qui fut bientôt tout engourdi.

Il se procura un pantalon de fatigue en velours à côtes, comme ceux des ouvriers charpentiers ; puis des guêtres de toile à voile passées à l’huile et montant jusqu’aux genoux.

Il lui fallut encore un sac de soldat pour ses provisions, une lunette marine afin de reconnaître les villages éloignés, pendus aux flancs des coteaux ; enfin une carte de l’état-major qui lui permettrait de se diriger sans demander sa route aux paysans courbés au milieu des champs.

Puis, pour supporter plus facilement la chaleur, il se résolut à acquérir un léger vêtement d’alpaga que la célèbre maison Raminau livrait en première qualité, suivant ses annonces, pour la modique somme de six francs cinquante centimes.

Il se rendit dans cet établissement, et un grand jeune homme distingué, avec une chevelure entretenue à la Capoul, des ongles roses comme ceux des dames, et un sourire toujours aimable, lui fit voir le vêtement demandé. Il ne répondait pas à la magnificence de l’annonce. Alors Patissot hésitant, interrogea : « Mais enfin, Monsieur, est-ce d’un bon usage ? » – L’autre détourna les yeux avec un embarras bien joué comme un honnête homme qui ne veut pas tromper la confiance d’un client, et, baissant le ton d’un air hésitant : « Mon Dieu, Monsieur, vous comprenez que pour six francs cinquante on ne peut pas livrer un article pareil à celui-ci, par exemple… » Et il prit un veston sensiblement mieux que le premier. Après l’avoir examiné, Patissot s’informa du prix. – « Douze francs cinquante. » C’était tentant. Mais, avant de se décider, il interrogea de nouveau le grand jeune homme, qui le regardait fixement, en observateur. – « Et… c’est très bon cela ? Vous le garantissez ? » – « Oh ! Certainement, Monsieur, c’est excellent et souple ! Il ne faudrait pas, bien entendu, qu’il fût mouillé ! Oh ! Pour être bon, c’est bon ; mais vous comprenez bien qu’il y a marchandise et marchandise. Pour le prix, c’est parfait. Douze francs cinquante, songez donc, ce n’est rien. Il est bien certain qu’une jaquette de vingt-cinq francs vaudra mieux. Pour vingt-cinq francs, vous avez tout ce qu’il y a de supérieur ; aussi fort que le drap, plus durable même. Quand il a plu, un coup de fer la remet à neuf. Cela ne change jamais de couleur, ne rougit pas au soleil. C’est en même temps plus chaud et plus léger. » Et il déployait sa marchandise, faisait miroiter l’étoffe, la froissait, la secouait, la tendait pour faire valoir l’excellence de la qualité. Il parlait interminablement, avec conviction, dissipant les hésitations par le geste et par la rhétorique.

Patissot fut convaincu, il acheta. L’aimable vendeur ficela le paquet, parlant encore, et devant la caisse, près de la porte, il continuait à vanter avec emphase la valeur de l’acquisition. Quand elle fut payée, il se tut soudain, salua d’un « Au plaisir, Monsieur » qu’accompagnait un sourire d’homme supérieur, et tenant le vantail ouvert, il regardait partir son client, qui tâchait en vain de le saluer, ses deux mains étant chargées de paquets. M. Patissot, rentré chez lui, étudia avec soin son premier itinéraire et voulut essayer ses souliers, dont les garnitures ferrées faisaient des sortes de patins. Il glissa sur le plancher, tomba et se promit de faire attention. Puis il étendit sur des chaises toutes ses emplettes, qu’il considéra longtemps, et il s’endormit avec cette pensée : « C’est étrange que je n’aie pas songé plus tôt à faire des excursions à la campagne ! »

II

Première sortie

M. Patissot travailla mal, toute la semaine, à son ministère. Il rêvait à l’excursion projetée pour le dimanche suivant, et un grand désir de campagne lui était venu tout à coup, un besoin de s’attendrir devant les arbres, cette soif d’idéal champêtre qui hante au printemps les Parisiens.

Il se coucha le samedi de bonne heure, et dès le jour il fut debout.

Sa fenêtre donnait sur une cour étroite et sombre, une sorte de cheminée où montaient sans cesse toutes les puanteurs des ménages pauvres. Il leva les yeux aussitôt vers le petit carré de ciel qui apparaissait entre les toits, et il aperçut un morceau de bleu foncé, plein de soleil déjà, traversé sans cesse par des vols d’hirondelles qu’on ne pouvait suivre qu’une seconde. Il se dit que, de là-haut, elles devraient découvrir la campagne lointaine, la verdure des coteaux boisés, tout un déploiement d’horizons.

Alors une envie désordonnée lui vint de se perdre dans la fraîcheur des feuilles. Il s’habilla bien vite, chaussa ses formidables souliers et demeura très longtemps à sangler ses guêtres dont il n’avait point l’habitude. Après avoir chargé sur le dos son sac bourré de viande, de fromages et de bouteilles de vin (car l’exercice assurément lui creuserait l’estomac), il partit, sa canne à la main.