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Il prit un pas de marche bien rythmé (celui des chasseurs, pensait-il), en sifflotant des airs gaillards qui rendaient plus légère son allure. Des gens se retournaient pour le voir, un chien jappa ; un cocher, en passant, lui cria : « Bon voyage, Monsieur Dumolet ! » Mais lui s’en fichait carrément, et il allait sans se retourner, toujours plus vite, faisant, d’un air crâne, le moulinet avec sa canne.

La ville s’éveillait joyeuse, dans la chaleur et la lumière d’une belle journée de printemps. Les façades des maisons luisaient, les serins chantaient dans leurs cages, et une gaieté courait les rues, éclairait les visages, mettait un rire partout, comme un contentement des choses sous le clair soleil levant.

Il gagnait la Seine pour prendre l’hirondelle qui le déposerait à Saint-Cloud et, au milieu de l’ahurissement des passants, il suivit la rue de la Chaussée-d’Antin, le boulevard, la rue Royale, se comparant mentalement au Juif Errant. En remontant sur le trottoir, les armatures ferrées de ses chaussures encore une fois glissèrent sur le granit, et lourdement, il s’abattit, avec un bruit terrible dans son sac. Des passants le relevèrent, et il se remit en marche plus doucement, jusqu’à la Seine où il attendit une hirondelle.

Là-bas, très loin, sous les ponts, il la vit apparaître, toute petite d’abord, puis plus grosse, grandissant toujours, et elle prenait en son esprit des allures de paquebot, comme s’il allait partir pour un long voyage, passer les mers, voir des peuples nouveaux et des choses inconnues. Elle accosta et il prit place. Des gens endimanchés étaient déjà dessus, avec des toilettes voyantes, des rubans de chapeau éclatants et de grosses figures écarlates. Patissot se plaça, tout à l’avant, debout, les jambes écartées à la façon des matelots, pour faire croire qu’il avait beaucoup navigué. Mais, comme il redoutait les petits remous des mouches, il s’arc-boutait sur sa canne, afin de bien maintenir son équilibre.

Après la station du Point-du-Jour, la rivière s’élargissait, tranquille sous la lumière éclatante ; puis, lorsqu’on eut passé entre deux îles, le bateau suivit un coteau tournant dont la verdure était pleine de maisons blanches. Une voix annonça le Bas-Meudon, puis Sèvres, enfin Saint-Cloud, et Patissot descendit.

Aussitôt sur le quai, il ouvrit sa carte de l’état-major, pour ne commettre aucune erreur.

C’était, du reste, très clair. Il allait par ce chemin trouver la Celle, tourner à gauche, obliquer un peu à droite, et gagner, par cette route, Versailles dont il visiterait le parc avant dîner.

Le chemin montait et Patissot soufflait, écrasé sous le sac, les jambes meurtries par ses guêtres, et traînant dans la poussière ses gros souliers, plus lourds que des boulets. Tout à coup, il s’arrêta avec un geste de désespoir. Dans la précipitation de son départ, il avait oublié sa lunette marine !

Enfin, voici les bois. Alors, malgré l’effroyable chaleur, malgré la sueur qui lui coulait du front, et le poids de son harnachement, et les soubresauts de son sac, il courut, ou plutôt il trotta vers la verdure, avec de petits bonds, comme les vieux chevaux poussifs.

Il entra sous l’ombre, dans une fraîcheur délicieuse, et un attendrissement le prit devant les multitudes de petites fleurs diverses, jaunes, rouges, bleues, violettes, fines, mignonnes, montées sur de longs fils, épanouies le long des fossés. Des insectes de toutes couleurs, de toutes les formes trapus, allongés, extraordinaires de construction, des monstres effroyables et microscopiques, faisaient péniblement des ascensions de brins d’herbe qui ployaient sous leurs poids. Et Patissot admira sincèrement la création. Mais, comme il était exténué, il s’assit.

Alors il voulut manger. Une stupeur le prit devant l’intérieur de son sac. Une des bouteilles s’était cassée, dans sa chute assurément, et le liquide, retenu par l’imperméable toile cirée, avait fait une soupe au vin de ses nombreuses provisions.

Il mangea cependant une tranche de gigot bien essuyée, un morceau de jambon, des croûtes de pain ramollies et rouges, en se désaltérant avec du bordeaux fermenté, couvert d’une écume rose désagréable à l’œil.

Et, quand il se fut reposé plusieurs heures, après avoir de nouveau consulté sa carte, il repartit.

Au bout de quelque temps, il se trouva dans un carrefour que rien ne faisait prévoir. Il regarda le soleil, tâcha de s’orienter, réfléchit, étudia longtemps toutes les petites lignes croisées qui, sur le papier, figuraient des routes, et se convainquit bientôt qu’il était absolument égaré.

Devant lui s’ouvrait une ravissante allée dont le feuillage un peu grêle laissait pleuvoir partout, sur le sol, des gouttes de soleil qui illuminaient des marguerites blanches cachées dans les herbes. Elle était allongée interminablement, et vide, et calme. Seul, un gros frelon solitaire et bourdonnant la suivait, s’arrêtant parfois sur une fleur qu’il inclinait, et repartait presque aussitôt pour se reposer encore un peu plus loin. Son corps énorme semblait en velours brun rayé de jaune, porté par des ailes transparentes, et démesurément petites. Patissot l’observait avec un profond intérêt, quand quelque chose remua sous ses pieds. Il eut peur d’abord, et sauta de côté ; puis, se penchant avec précaution, il aperçut une grenouille, grosse comme une noisette, qui faisait des bonds énormes.

Il se baissa pour la prendre, mais elle lui glissa dans les mains. Alors, avec des précautions infinies, il se traîna vers elle, sur les genoux, avançant tout doucement, tandis que son sac, sur son dos, semblait une carapace énorme et lui donnait l’air d’une grosse tortue en marche. Quand il fut près de l’endroit où la bestiole s’était arrêtée, il prit ses mesures, jeta ses deux mains en avant, tomba le nez dans le gazon, se releva avec deux poignées de terre et point de grenouille. Il eut beau chercher, il ne la retrouva pas.

Dès qu’il se fut remis debout, il aperçut là-bas très loin, deux personnes qui venaient vers lui en faisant des signes. Une femme agitait son ombrelle, et un homme, en manches de chemise, portait sa redingote sur son bras. Puis la femme se mit à courir, appelant : « Monsieur ! Monsieur ! » Il s’essuya le front et répondit : « Madame ! – Monsieur, nous sommes perdus, tout à fait perdus ! » Une pudeur l’empêcha de faire le même aveu et il affirma gravement : « Vous êtes sur la route de Versailles. – Comment, sur la route de Versailles ? Mais nous allons à Rueil. » Il se troubla, puis répondit néanmoins effrontément : « Madame, je vais vous montrer, avec ma carte d’état-major, que vous êtes bien sur la route de Versailles. » Le mari s’approchait. Il avait un aspect éperdu, désespéré. La femme, jeune, jolie, une brunette énergique, s’emporta, dès qu’il fut près d’elle : « Viens voir ce que tu as fait : nous sommes à Versailles, maintenant. Tiens, regarde la carte d’état-major que Monsieur aura la bonté de te montrer. Sauras-tu lire, seulement ? Mon Dieu, mon Dieu ! Comme il y a des gens stupides ! Je t’avais dit pourtant de prendre à droite, mais tu n’as pas voulu ; tu crois toujours tout savoir. » Le pauvre garçon semblait désolé. Il répondit : « Mais, ma bonne amie, c’est toi… » Elle ne le laissa pas achever, et lui reprocha toute sa vie, depuis leur mariage, jusqu’à l’heure présente. Lui, tournait des yeux lamentables vers les taillis, dont il semblait vouloir pénétrer la profondeur et, de temps en temps, comme pris de folie, il poussait un cri perçant, quelque chose comme « tiiit » qui ne semblait nullement étonner sa femme, mais qui emplissait Patissot de stupéfaction.