La jeune dame, tout à coup, se tournant vers l’employé avec un sourire : « Si Monsieur veut bien le permettre, nous ferons route avec lui pour ne pas nous égarer de nouveau et nous exposer à coucher dans le bois. » Ne pouvant refuser, il s’inclina, le cœur torturé d’inquiétudes, et ne sachant où il allait les conduire.
Ils marchèrent longtemps ; l’homme toujours criait : « tiiit » ; le soir tomba. Le voile de brume qui couvre la campagne au crépuscule se déployait lentement, et une poésie flottait, faite de cette sensation de fraîcheur particulière et charmante qui emplit le bois à l’approche de la nuit. La petite femme avait pris le bras de Patissot et elle continuait, de sa bouche rose, à cracher des reproches pour son mari, qui sans lui répondre, hurlait sans cesse : « tiiit », de plus en plus fort. Le gros employé, à la fin, lui demanda : Pourquoi criez-vous comme ça ? » L’autre, avec des larmes dans les yeux, lui répondit : « C’est mon pauvre chien que j’ai perdu. – Comment ! Vous avez perdu votre chien ? – Oui, nous l’avions élevé à Paris ; il n’était jamais venu à la campagne, et, quand il a vu des feuilles, il fut tellement content, qu’il s’est mis à courir comme un fou. Il est entré dans le bois, et j’ai eu beau l’appeler, il n’est pas revenu. Il va mourir de faim là-dedans… tiiit… » La femme haussait les épaules : « Quand on est aussi bête que toi, on n’a pas de chien ! » Mais il s’arrêta, se tâtant le corps fiévreusement. Elle le regardait : « Eh bien, quoi ! – Je n’ai pas fait attention que j’avais ma redingote sur mon bras. J’ai perdu mon portefeuille… Mon argent était dedans. » – Cette fois, elle suffoqua de colère : « Eh bien, va le chercher ! » Il répondit doucement : « Oui, mon amie, où vous retrouverai-je ? » Patissot répondit hardiment : « Mais à Versailles ! » – Et, ayant entendu parler de l’hôtel des Réservoirs, il l’indiqua. Le mari se retourna et, courbé vers la terre que son œil anxieux parcourait, criant : « tiiit »à tout moment, il s’éloigna. – Il fut longtemps à disparaître ; l’ombre plus épaisse l’enveloppa, et sa voix encore, de très loin, envoyait son « tiiit » lamentable, plus aigu à mesure que la nuit se faisait plus noire et que son espoir s’éteignait.
Patissot fut délicieusement ému quand il se trouva seul, sous l’ombre touffue du bois, à cette heure langoureuse du crépuscule, avec cette petite femme inconnue qui s’appuyait à son bras. Et, pour la première fois de sa vie égoïste, il pressentit le charme des poétiques amours, la douceur des abandons, et la participation de la nature à nos tendresses qu’elle enveloppe. Il cherchait des mots galants, qu’il ne trouvait pas, d’ailleurs. Mais une grand’route se montra, des maisons apparurent à droite ; un homme passa. Patissot, tremblant, demanda le nom du pays. « Bougival. – Comment ! Bougival ? Vous êtes sûr ? – Parbleu ! J’en suis. »
La femme riait comme une petite folle. – L’idée de son mari perdu la rendait malade de rire. – On dîna au bord de l’eau, dans un restaurant champêtre. Elle fut charmante, enjouée, racontant mille histoires drôles, qui tournaient un peu la cervelle de son voisin. – Puis, au départ, elle s’écria : « Mais j’y pense, je n’ai pas le sou, puisque mon mari a perdu son portefeuille. » – Patissot s’empressa, ouvrit sa bourse, offrit de prêter ce qu’il faudrait, tira un louis, s’imaginant qu’il ne pourrait présenter moins. Elle ne disait rien, mais elle tendit la main, prit l’argent, prononça un « merci » grave qu’un sourire suivit bientôt, noua en minaudant son chapeau devant la glace, ne permit pas qu’on l’accompagnât, maintenant qu’elle savait où aller, et partit finalement comme un oiseau qui s’envole, tandis que Patissot, très morne, faisait mentalement le compte des dépenses de la journée.
Il n’alla pas au ministère le lendemain, tant il avait la migraine.
III
Chez un ami
Pendant toute la semaine, Patissot raconta son aventure, et il dépeignait poétiquement les lieux qu’il avait traversés, s’indignant de rencontrer si peu d’enthousiasme autour de lui. Seul un vieil expéditionnaire toujours taciturne, M. Boivin, surnommé Boileau, lui prêtait une attention soutenue. Il habitait lui-même la campagne, avait un petit jardin qu’il cultivait avec soin ; il se contentait de peu, et était parfaitement heureux, disait-on. Patissot, maintenant, comprenait ses goûts, et la concordance de leurs aspirations les rendit tout de suite amis. Le père Boivin, pour cimenter cette sympathie naissante, l’invita à déjeuner pour le dimanche suivant dans sa petite maison de Colombes.
Patissot prit le train de huit heures et, après de nombreuses recherches, découvrit, juste au milieu de la ville, une espèce de ruelle obscure, un cloaque fangeux entre deux hautes murailles et, tout au bout, une porte pourrie, fermée avec une ficelle enroulée à deux clous. Il ouvrit et se trouva face à face avec un être innommable qui devait cependant être une femme. La poitrine semblait enveloppée de torchons sales, des jupons en loques pendaient autour des hanches, et, dans ses cheveux embroussaillés, des plumes de pigeon voltigeaient. Elle regardait le visiteur d’un air furieux avec ses petits yeux gris ; puis, après un moment de silence, elle demanda :
« Qu’est-ce que vous désirez ?
— M. Boivin.
— C’est ici. Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Boivin ?
Patissot, troublé, hésitait.
— Mais il m’attend.
Elle eut l’air encore plus féroce et reprit :
— Ah ! C’est vous qui venez pour le déjeuner ?
Il balbutia un « oui » tremblant. Alors, se tournant vers la maison, elle cria d’une voix rageuse :
— Boivin, voilà ton homme ! »
Le petit père Boivin aussitôt parut sur le seuil d’une sorte de baraque en plâtre, couverte en zinc, avec un rez-de-chaussée seulement, et qui ressemblait à une chaufferette. Il avait un pantalon de coutil blanc maculé de taches de café et un panama crasseux. Après avoir serré les mains de Patissot, il l’emmena dans ce qu’il appelait son jardin : c’était, au bout d’un nouveau couloir fangeux, un petit carré de terre grand comme un mouchoir et entouré de maisons, si hautes, que le soleil y donnait seulement pendant deux ou trois heures par jour. Des pensées, des œillets, des ravenelles, quelques rosiers, agonisaient au fond de ce puits sans air et chauffé comme un four par la réverbération des toits.
— Je n’ai pas d’arbres, disait Boivin, mais les murs des voisins m’en tiennent lieu, et j’ai de l’ombre comme dans un bois.
Puis, prenant Patissot par un bouton :
— Vous allez me rendre un service. Vous avez vu la bourgeoise : elle n’est pas commode, hein ! Mais vous n’êtes pas au bout, attendez le déjeuner. Figurez-vous que, pour m’empêcher de sortir, elle ne me donne pas mes habits de bureau, et ne me laisse que des hardes trop usées pour la ville. Aujourd’hui j’ai des effets propres ; je lui ai dit que nous dînions ensemble. C’est entendu. Mais je ne peux pas arroser, de peur de tacher mon pantalon. Si je tache mon pantalon, tout est perdu ! J’ai compté sur vous n’est-ce pas ?