IV
Pêche à la ligne
La veille du jour où il devait, pour la première fois de sa vie, lancer un hameçon dans une rivière, M. Patissot se procura, contre la somme de 80 centimes, le Parfait pêcheur à la ligne. Il apprit, dans cet ouvrage, mille choses utiles, mais il fut particulièrement frappé par le style, et il retint le passage suivant :
« En un mot, voulez-vous, sans soins, sans documents, sans préceptes, voulez-vous réussir et pêcher avec succès à droite, à gauche ou devant vous, en descendant ou en remontant, avec cette allure de conquête qui n’admet pas de difficulté ? Eh bien ! Pêchez avant, pendant et après l’orage, quand le ciel s’entr’ouvre et se zèbre de lignes de feu, quand la terre s’émeut par les roulements prolongés du tonnerre : alors, soit avidité, soit terreur, tous les poissons agités, turbulents, confondent leurs habitudes dans une sorte de galop universel.
Dans cette confusion, suivez ou négligez tous les diagnostics des chances favorables, allez à la pêche, vous marchez à la victoire ! »
Puis, afin de pouvoir captiver en même temps des poissons de toutes grosseurs, il acheta trois instruments perfectionnés, cannes pour la ville, lignes sur le fleuve, se déployant démesurément au moyen d’une simple secousse. Pour le goujon, il eut des hameçons n° 15, du n° 12 pour la brème et il comptait bien, avec le n° 7, emplir son panier de carpes et de barbillons. Il n’acheta pas de vers de vase qu’il était sûr de trouver partout, mais il s’approvisionna d’asticots. Il en avait un grand pot tout plein ; et le soir, il les contempla. Les hideuses bêtes, répandant une puanteur immonde, grouillaient dans leur bain de son, comme elles font dans les viandes pourries ; et Patissot voulut s’exercer d’avance à les accrocher aux hameçons. Il en prit une avec répugnance ; mais, à peine l’eût-il posée sur la pointe aiguë de l’acier courbé qu’elle creva et se vida complètement. Il recommença vingt fois de suite sans plus de succès, et il aurait peut-être continué toute la nuit s’il n’eût craint d’épuiser toute sa provision de vermine.
Il partit par le premier train. La gare était pleine de gens armés de cannes à pêche. Les unes, comme celles de Patissot, semblaient de simples bambous ; mais les autres, d’un seul morceau, montaient dans l’air en s’amincissant. C’était comme une forêt de fines baguettes qui se heurtaient à tout moment, se mêlaient, semblaient se battre comme des épées, ou se balancer comme des mâts au-dessus d’un océan de chapeaux de paille à larges bords.
Quand la locomotive se mit en marche, on en voyait sortir de toutes les portières, et les impériales, d’un bout à l’autre du convoi, en étant hérissées, le train avait l’air d’une longue chenille qui se déroulait par la plaine.
On descendit à Courbevoie, et la diligence de Bezons fut emportée d’assaut. Un amoncellement de pêcheurs se tassa sur le toit, et comme ils tenaient leurs lignes à la main, la guimbarde prit tout à coup l’aspect d’un gros porc-épic.
Tout le long de la route on voyait des hommes se diriger dans le même sens, comme pour un immense pèlerinage vers une Jérusalem inconnue. Ils portaient leurs longs bâtons effilés, rappelant ceux des anciens fidèles revenus de Palestine, et une boîte en fer-blanc leur battait le dos. Ils se hâtaient.
A Bezons, le fleuve apparut. Sur ses deux bords, une file de personnes, des hommes en redingote, d’autres en coutil, d’autres en blouse, des femmes, des enfants, même des jeunes filles prêtes à marier, pêchaient.
Patissot se rendit au barrage, où son ami Boivin l’attendait. L’accueil de ce dernier fut froid. Il venait de faire connaissance avec un gros monsieur de cinquante ans environ, qui paraissait très fort, et dont la figure était brûlée du soleil. Tous les trois ayant loué un grand bateau, allèrent s’accrocher presque sous la chute du barrage, dans les remous où l’on prend le plus de poisson.
Boivin fut tout de suite prêt, et ayant amorcé sa ligne il la lança, puis il demeura immobile, fixant le petit flotteur avec une attention extraordinaire. Mais de temps en temps il retirait son fil de l’eau pour le jeter un peu plus loin. Le gros monsieur, quant il eut envoyé dans la rivière ses hameçons bien appâtés, posa la ligne à son côté, bourra sa pipe, l’alluma, se croisa les bras, et, sans un coup d’œil au bouchon, il regarda l’eau couler. Patissot recommença à crever des asticots. Au bout de cinq minutes, il interpella Boivin : « Monsieur Boivin, vous seriez bien aimable de mettre ces bêtes à mon hameçon. J’ai beau essayer, je n’arrive pas. » Boivin releva la tête : « Je vous prierai de ne pas me déranger, Monsieur Patissot ; nous ne sommes pas ici pour nous amuser. » Cependant il amorça la ligne, que Patissot lança imitant avec soin tous les mouvements de son ami.
La barque contre la chute d’eau dansait follement ; des vagues la secouaient, de brusques retours de courant la faisaient virer comme une toupie, quoiqu’elle fût amarrée par les deux bouts ; et Patissot, tout absorbé par la pêche, éprouvait un malaise vague, une lourdeur de tête, un étourdissement étrange.
On ne prenait rien cependant : le petit père Boivin, très nerveux, avait des gestes secs, des hochements de front désespérés ; Patissot en souffrait comme d’un désastre ; seul le gros monsieur, toujours immobile, fumait tranquillement, sans s’occuper de sa ligne. A la fin, Patissot, navré, se tourna vers lui, et, d’une voix triste :
— Ça ne mord pas ?
L’autre répondit simplement :
— Parbleu !
Patissot, étonné, le considéra.
— En prenez-vous quelquefois beaucoup ?
— Jamais !
— Comment, jamais ?
Le gros homme, tout en fumant comme une cheminée de fabrique, lâcha ces mots, qui révolutionnèrent son voisin :
— Ça me gênerait rudement si ça mordait. Je ne viens pas pour pêcher, moi, je viens parce qu’on est très bien ici : on est secoué comme en mer ; si je prends une ligne, c’est pour faire comme les autres.
M. Patissot, au contraire, ne se trouvait plus bien du tout. Son malaise, vague d’abord, augmentant toujours, prit une forme enfin. On était, en effet, secoué comme en mer, et il souffrait du mal des paquebots.
Après la première atteinte un peu calmée, il proposa de s’en aller ; mais Boivin, furieux, faillit lui sauter à la face. Cependant, le gros homme, pris de pitié, ramena la barque d’autorité, et, lorsque les étourdissements de Patissot furent dissipés, on s’occupa de déjeuner.
Deux restaurants se présentaient.
L’un tout petit, avec un aspect de guinguette, était fréquenté par le fretin des pêcheurs. L’autre, qui portait le nom de « Chalet des Tilleuls », ressemblait à une villa bourgeoise et avait pour clientèle l’aristocratie de la ligne. Les deux patrons, ennemis de naissance, se regardaient haineusement par-dessus un grand terrain qui les séparait, et où s’élevait la maison blanche du garde-pêche et du barragiste. Ces autorités, d’ailleurs, tenaient l’une pour la guinguette, l’autre pour les Tilleuls, et les dissentiments intérieurs de ces trois maisons isolées reproduisaient l’histoire de toute l’humanité.