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Boivin, qui connaissait la guinguette y voulait aller : « On y est très bien servi, et ça n’est pas cher ; vous verrez. Du reste, Monsieur Patissot, ne vous attendez pas à me griser comme vous avez fait dimanche dernier ; ma femme était furieuse, savez-vous, et elle a juré qu’elle ne vous pardonnerait jamais ! »

Le gros monsieur déclara qu’il ne mangerait qu’aux Tilleuls, parce que c’était, affirmait-il une maison excellente, où l’on faisait la cuisine comme dans les meilleurs restaurants de Paris. « Faites comme vous voudrez, déclara Boivin ; moi, je vais où j’ai mes habitudes. » Et il partit. Patissot, mécontent de son ami, suivit le gros monsieur.

Ils déjeunèrent en tête-à-tête, échangèrent leurs manières de voir, se communiquèrent leurs impressions et reconnurent qu’ils étaient faits pour s’entendre.

Après le repas, on se remit à pêcher, mais les deux nouveaux amis partirent ensemble le long de la berge, s’arrêtèrent contre le pont du chemin de fer et jetèrent leurs lignes à l’eau, tout en causant. Ça continuait à ne pas mordre ; Patissot maintenant en prenait son parti.

Une famille s’approcha. Le père, avec des favoris de magistrat, tenait une ligne démesurée ; trois enfants du sexe mâle, de tailles différentes, portaient des bambous de longueurs diverses, selon leur âge, et la mère, très forte, manœuvrait avec grâce une charmante canne à pêche ornée d’une faveur à la poignée. Le père salua : « L’endroit est-il bon, Messieurs ? » Patissot allait parler, quand son voisin répondit : « Excellent ! » – Toute la famille sourit et s’installa autour des deux pêcheurs. Alors Patissot fut saisi d’une envie folle de prendre un poisson, un seul, n’importe lequel, gros comme une mouche, pour inspirer de la considération à tout le monde ; et il se mit à manœuvrer sa ligne comme il avait vu Boivin le faire dans la matinée. Il laissait le flotteur suivre le courant jusqu’au bout du fil, donnait une secousse, tirait les hameçons de la rivière ; puis, leur faisant décrire en l’air un large cercle, il les rejetait à l’eau quelques mètres plus haut. Il avait même, pensait-il, attrapé le chic pour faire ce mouvement avec élégance, quand sa ligne, qu’il venait d’enlever d’un coup de poignet rapide, se trouva arrêtée quelque part derrière lui. Il fit un effort ; un grand cri éclata dans son dos, et il aperçut, décrivant dans le ciel une courbe de météore, et accroché à l’un de ses hameçons, un magnifique chapeau de femme, chargé de fleurs, qu’il déposa, toujours au bout de sa ficelle, juste au beau milieu du fleuve.

Il se retourna effaré, lâchant sa ligne, qui suivit le chapeau, filant avec le courant, pendant que le gros monsieur, son nouvel ami, renversé sur le dos, riait à pleine gorge. La dame, décoiffée et stupéfaite, suffoquait de colère ; le mari se fâcha tout à fait, et il réclamait le prix du chapeau, que Patissot paya bien le triple de sa valeur.

Puis la famille partit avec dignité.

Patissot prit une autre canne, et, jusqu’au soir, il baigna des asticots. Son voisin dormait tranquillement sur l’herbe. Il se réveilla vers sept heures.

— Allons-nous-en ! dit-il.

Alors Patissot retira sa ligne, poussa un cri, tomba d’étonnement sur le derrière, au bout du fil, un tout petit poisson se balançait. Quand on le considéra de plus près, on vit qu’il était accroché par le milieu du ventre ; un hameçon l’avait happé au passage en sortant de l’eau.

Ce fut un triomphe, une joie démesurée. Patissot voulut qu’on le fît frire pour lui tout seul.

Pendant le dîner, l’intimité s’accrut avec sa nouvelle connaissance. Il apprit que ce particulier habitait Argenteuil, canotait à la voile depuis trente ans sans découragement, et il accepta à déjeuner chez lui pour le dimanche suivant, avec la promesse d’une bonne partie de canot dans le Plongeon, clipper de son ami.

La conversation l’intéressa si fort qu’il en oublia sa pêche.

La pensée lui en vint seulement après le café, et il exigea qu’on la lui apportât. C’était, au milieu de l’assiette, une sorte d’allumette jaunâtre et tordue. Il la mangea cependant avec orgueil, et, le soir, sur l’omnibus, il racontait à ses voisins qu’il avait pris dans la journée quatorze livres de friture.

V

Deux hommes célèbres

M. Patissot avait promis à son ami le canotier qu’il passerait avec lui la journée du dimanche suivant. Une circonstance imprévue dérangea ses projets. Il rencontra un soir, sur le boulevard, un de ses cousins qu’il voyait fort rarement. C’était un journaliste aimable, très lancé dans tous les mondes, et qui proposa son concours à Patissot pour lui montrer bien des choses intéressantes.

— Que faites-vous dimanche, par exemple ?

— Je vais à Argenteuil, canoter.

— Allons donc, c’est assommant, votre canotage ; c’est ça qui ne change jamais. Tenez, je vous emmène avec moi. Je vous ferai connaître deux hommes illustres et visiter deux maisons d’artistes.

— Mais on m’a ordonné d’aller à la campagne !

— C’est à la campagne que nous irons. Je ferai, en passant, une visite à Meissonier, dans sa propriété de Poissy ; puis nous gagnerons à pied Médan, où habite Zola, à qui j’ai mission de demander son prochain roman pour notre journal.

Patissot, délirant de joie, accepta.

Il acheta même une redingote neuve, la sienne étant un peu usée, afin de se présenter convenablement, et il avait une peur horrible de dire des bêtises, soit au peintre, soit à l’homme de lettres, comme tous les gens qui parlent des arts qu’ils n’ont jamais pratiqués.

Il communiqua ses craintes à son cousin, qui se mit à rire, en lui répondant : « Bah ! Faites seulement des compliments, rien que des compliments, toujours des compliments ; ça fait passer les bêtises quand on en dit. Vous connaissez les tableaux de Meissonier ?

— Je crois bien.

— Vous avez lu les Rougon-Macquart ?

— D’un bout à l’autre.

— Ça suffit. Nommez un tableau de temps en temps, citez un roman par-ci, par-là, et ajoutez : Superbe ! ! ! Extraordinaire ! ! ! Délicieux d’exécution ! ! ! Étrangement puissant, etc. De cette façon on s’en tire toujours. Je sais bien que ces deux hommes-là sont rudement blasés sur tout ; mais, voyez-vous, les louanges, ça fait toujours plaisir à un artiste. »

Le dimanche matin, ils partirent pour Poissy.

A quelques pas de la gare, au bout de la place de l’église, ils trouvèrent la propriété de Meissonier. Après avoir passé sous une porte basse peinte en rouge et que continue un magnifique berceau de vignes, le journaliste s’arrêta et, se tournant vers son compagnon :

— Comment vous figurez-vous Meissonier ?

Patissot hésitait. Enfin il se décida : « Un petit homme, très soigné, rasé, d’allure militaire. » – L’autre sourit : « C’est bien. Venez. » Un bâtiment en forme de chalet, fort bizarre, apparaissait à gauche ; et, à droite, presque en face, un peu en contrebas, la maison principale. C’était une construction singulière où il y avait de tout, de la forteresse gothique, du manoir, de la villa, de la chaumière, de l’hôtel, de la cathédrale, de la mosquée, de la pyramide, du gâteau de Savoie, de l’oriental et l’occidental. Un style supérieurement compliqué, à rendre fou un architecte classique, quelque chose de fantastique et de joli cependant, inventé par le peintre et exécuté sous ses ordres.