Patissot, toujours grave, répliqua :
— Elle est représentée par son Président.
L’autre grogna :
— Eh bien, qu’on me le montre.
Patissot haussa les épaules.
— Tout le monde peut le voir ; il n’est pas dans une armoire.
Mais tout à coup le gros monsieur s’emporta.
— Pardon, Monsieur, on ne peut pas le voir. J’ai essayé plus de cent fois, moi, Monsieur. Je me suis embusqué auprès de l’Élysée : il n’est pas sorti. Un passant m’a affirmé qu’il jouait au billard, au café en face ; j’ai été au café en face : il n’y était pas. On m’avait promis qu’il irait à Melun pour le concours : je me suis rendu à Melun, et je ne l’ai pas vu. Je suis fatigué, à la fin. Je n’ai pas vu non plus M. Gambetta, et je ne connais pas même un député.
Il s’animait.
— Un gouvernement, Monsieur, ça doit se montrer ; c’est fait pour ça, pas pour autre chose. Il faut qu’on sache : tel jour, à telle heure, le gouvernement passera par telle rue. De cette façon on y va et on est satisfait.
Patissot, calmé, goûtait ces raisons.
— Il est vrai dit-il, qu’on aimerait bien connaître ceux qui vous gouvernent.
Le monsieur prit un ton plus doux.
— Savez-vous comment je la comprendrais, moi, la fête ?… Eh bien, Monsieur, je ferais un cortège avec des chars dorés, comme les voitures du sacre des rois ; et je promènerais dedans les membres du gouvernement, depuis le Président jusqu’aux députés, à travers Paris, toute la journée. Comme ça, au moins, chacun connaîtrait la personne de l’État.
Mais un des voyous, près du cocher, se retourna :
— Et le bœuf gras, où’squ’on le mettrait ? dit-il.
Un rire courut sur les deux banquettes. Patissot comprit l’objection et murmura :
— Ça ne serait peut-être pas digne.
Le monsieur, après avoir réfléchi, le reconnut.
— Alors, dit-il, je les mettrai en vue quelque part, afin qu’on puisse les regarder tous sans se déranger ; sur l’arc de triomphe de l’Étoile, par exemple, et je ferais défiler devant toute la population. Ça aurait un grand caractère.
Mais le voyou, encore une fois, se retourna :
— Faudrait des télescopes pour voir leurs balles.
Le monsieur ne répondit pas ; il continua :
— C’est comme la distribution des drapeaux ! Il faudrait un prétexte, organiser quelque chose, une petite guerre ; et on remettrait ensuite les étendards aux troupes comme récompense. Moi, j’avais une idée, que j’ai écrite au ministre ; mais il n’a point daigné me répondre. Puisqu’on a choisi la date de la prise de la Bastille, il fallait organiser le simulacre de cet événement : on aurait fait une bastille en carton, brossée par un décorateur de théâtre, et cachant dans ses murailles toute la colonne de juillet. Alors, Monsieur, la troupe aurait donné l’assaut ; ça aurait été un beau spectacle et un enseignement en même temps de voir l’armée renverser elle-même les remparts de la tyrannie. Puis on l’aurait incendiée, cette Bastille ; et au milieu des flammes serait apparue la colonne avec le génie de la Liberté, symbole d’un ordre nouveau et de l’affranchissement des peuples.
Tout le monde, cette fois, l’écoutait sur l’impériale, trouvant son idée excellente. Un vieillard affirma :
— C’est une grande pensée, Monsieur, et qui vous fait honneur. Il est regrettable que le gouvernement ne l’ait pas adoptée.
Un jeune homme déclara qu’on devait faire réciter, dans les rues, les Iambes de Barbier, par des acteurs, pour apprendre simultanément au peuple l’art et la liberté.
Ces propos excitaient l’enthousiasme. Chacun voulait parler ; les cervelles s’exaltaient. Un orgue de Barbarie, en passant, jeta une phrase de La Marseillaise ; l’ouvrier entonna les paroles, et tout le monde, en chœur, hurla le refrain. L’allure exaltée du chant et son rythme enragé allumèrent le cocher dont les chevaux fouaillés galopaient. M. Patissot braillait à pleine gorge en se tapant sur les cuisses, et les voyageurs du dedans, épouvantés, se demandaient quel ouragan avait éclaté sur leurs têtes.
On s’arrêta enfin, et M. Patissot, jugeant son voisin homme d’initiative, le consulta sur les préparatifs qu’il comptait faire :
— Des lampions et des drapeaux, c’est très bien, disait-il ; mais je voudrais quelque chose de mieux.
L’autre réfléchit longtemps, mais ne trouva rien. Alors M. Patissot, en désespoir de cause, acheta trois drapeaux avec quatre lanternes.
VII
Une triste histoire
Pour se reposer des fatigues de la fête, M. Patissot conçut le projet de passer tranquillement le dimanche suivant assis quelque part en face de la nature.
Voulant avoir un large horizon, il choisit la terrasse de Saint-Germain. Il se mit en route seulement après son déjeuner, et, lorsqu’il eut visité le musée préhistorique pour l’acquit de sa conscience, car il n’y comprit rien du tout, il resta frappé d’admiration devant cette promenade démesurée d’où l’on découvre au loin Paris, toute la région environnante, toutes les plaines, tous les villages, des bois, des étangs, des villes même, et ce grand serpent bleuâtre aux ondulations sans nombre, ce fleuve adorable et doux qui passe au cœur de la France : LA SEINE.
Dans des lointains que des vapeurs légères bleuissaient, à des distances incalculables, il distinguait de petits pays comme des taches blanches, au versant des coteaux verts. Et songeant que là bas, sur des points presque invisibles, des hommes comme lui vivaient, souffraient, travaillaient, il réfléchit pour la première fois à la petitesse du monde. Il se dit que, dans les espaces, d’autres points plus imperceptibles encore, des univers plus grands que le nôtre cependant, devaient porter des races peut-être plus parfaites ! Mais un vertige le prit devant l’étendue, et il cessa de penser à ces choses qui lui troublaient la tête. Alors il suivit la terrasse à petits pas, dans toute sa largeur, un peu alangui, comme courbaturé par des réflexions trop lourdes.
Alors qu’il fut au bout, il s’assit sur un banc. Un monsieur s’y trouvait déjà, les deux mains croisées sur sa canne et le menton sur ses mains, dans l’attitude d’une méditation profonde. Mais Patissot appartenait à la race de ceux qui ne peuvent passer trois secondes à côté de leur semblable sans lui adresser la parole. Il contempla d’abord son voisin, toussota, puis tout à coup :
« Pourriez-vous, Monsieur, me dire le nom du village que j’aperçois là-bas ? »
Le monsieur releva la tête et, d’une voix triste :
— C’est Sartrouville.
Puis il se tut. Alors Patissot, contemplant l’immense perspective de la terrasse ombragée d’arbres séculaires, sentant en ses poumons le grand souffle de la forêt qui bruissait derrière lui, rajeuni par les effluves printaniers des bois et des larges campagnes, eut un petit rire saccadé et, l’œil vif :
— Voici de beaux ombrages pour des amoureux.