M. Rade continua :
« Voyez, Messieurs, elles étudient toutes la peinture et la musique. Il n’y en a pas une cependant qui ait fait un bon tableau ou un opéra remarquable ! Pourquoi, messieurs ? Parce qu’elles sont le sexus sequior, le sexe second à tous égards, fait pour se tenir à l’écart et au second plan.
M. Patissot se fâchait :
« Et Mme Sand, Monsieur ?
— Une exception, Monsieur, une exception. Je vous citerai encore un passage d’un autre grand philosophe, anglais celui-là : Herbert Spencer. Voici : « Chaque sexe est capable, sous l’influence de stimulants particuliers, de manifester des facultés ordinairement réservées à l’autre. Ainsi, pour prendre un cas extrême, une excitation spéciale peut faire donner du lait aux mamelles des hommes ; on a vu, pendant des famines, des petits enfants privés de leur mère être sauvés de cette façon. Nous ne mettons pourtant pas cette faculté d’avoir du lait au nombre des attributs du mâle. De même, l’intelligence féminine qui, dans certains cas, donnera des produits supérieurs, doit être négligée dans l’estimation de la nature féminine, en tant que facteur social… »
M. Patissot, blessé dans tous ses instincts chevaleresques originels, déclara :
« Vous n’êtes pas Français, Monsieur. La galanterie française est une des formes du patriotisme. »
M. Rade releva la balle.
« J’ai fort peu de patriotisme, Monsieur, le moins possible. »
Un froid se répandit, mais il continua tranquillement :
« Admettez-vous avec moi que la guerre soit une chose monstrueuse ; que cette coutume d’égorgement des peuples constitue un état permanent de sauvagerie ; qu’il soit odieux, alors que le seul bien réel est « la vie », de voir les gouvernements, dont le devoir est de protéger l’existence de leurs sujets, chercher avec obstination des moyens de destruction ? Oui, n’est-ce pas. – Eh bien, si la guerre est une chose horrible, le patriotisme ne serait-il pas l’idée mère qui l’entretient ? Quand un assassin tue, il a une pensée, c’est de voler. Quand un brave homme, à coups de baïonnette, crève un autre honnête homme, père de famille ou grand artiste peut-être, à quelle pensée obéit-il ?… »
Tout le monde se sentait profondément blessé.
« Quand on pense des choses pareilles, on ne les dit pas en société. »
M. Patissot reprit :
« Il y a pourtant, Monsieur, des principes que tous les honnêtes gens reconnaissent. »
M. Rade demanda :
« Lesquels ? »
Alors, solennellement, M. Patissot prononça « La morale, Monsieur. »
M. Rade rayonnait, il s’écria :
« Un seul exemple, Messieurs, un tout petit exemple. Quelle opinion avez-vous des messieurs à casquette de soie qui font sur les boulevards extérieurs le joli métier que vous savez, et qui en vivent ? »
Une moue de dégoût parcourut la table :
« Eh bien ! Messieurs, il y a un siècle seulement, quand un élégant gentilhomme, très chatouilleux sur le point d’honneur, avait pour… amie… une « très belle et honneste dame de haute lignée », il était fort bien porté de vivre à ses dépens, Messieurs, et même de la ruiner tout à fait. On trouvait ce jeu-là charmant. Donc les principes de morale ne sont pas fixes… et alors… »
M. Perdrix, visiblement embarrassé, l’arrêta :
« Vous sapez les bases de la société, Monsieur Rade, il faut toujours avoir des principes. Ainsi, en politique, voici M. de Sombreterre qui est légitimiste, M. Vallin orléaniste, M. Patissot et moi républicains, nous avons des principes très différents, n’est-ce pas, et cependant nous nous entendons fort bien parce que nous en avons. »
Mais M. Rade s’écria :
« Moi aussi, j’en ai, Messieurs, j’en ai de très arrêtés. »
M. Patissot releva la tête, et, froidement :
« Je serais heureux de les connaître, Monsieur. »
M. Rade ne se fit pas prier :
« Les voici, Monsieur. »
1er principe. – Le gouvernement d’un seul est une monstruosité.
2e principe. – Le suffrage restreint est une injustice.
3e principe. – Le suffrage universel est une stupidité.
En effet, livrer des millions d’hommes, des intelligences d’élite, des savants, des génies même, au caprice, au bon vouloir d’un être qui, dans un moment de gaieté, de folie, d’ivresse ou d’amour, n’hésitera pas à tout sacrifier pour sa fantaisie exaltée, dépensera l’opulence du pays péniblement amassée par tous, fera hacher des milliers d’hommes sur les champs de bataille, etc., etc., me paraît être, à moi, simple raisonneur, une monstrueuse aberration.
Mais en admettant que le pays doive se gouverner lui-même, exclure sous un prétexte toujours discutable une partie des citoyens de l’administration des affaires est une injustice si flagrante, qu’il me semblait inutile de la discuter davantage.
Reste le suffrage universel. Vous admettez bien avec moi que les hommes de génie sont rares, n’est-ce pas ? Pour être large, convenons qu’il y en ait cinq en France, en ce moment. Ajoutons, toujours pour être large, deux cents hommes de grand talent, mille autres possédant des talents divers, et dix mille hommes supérieurs d’une façon quelconque. Voilà un état-major de onze mille deux cent cinq esprits. Après quoi vous avez l’armée des médiocres, qui suit la multitude des imbéciles. Comme les médiocres et les imbéciles forment toujours l’immense majorité, il est inadmissible qu’ils puissent élire un gouvernement intelligent.
Pour être juste, j’ajoute que logiquement le suffrage universel me semble le seul principe admissible, mais qu’il est inapplicable, voici pourquoi.
Faire concourir au gouvernement toutes les forces vives d’un pays, représenter tous les intérêts, tenir compte de tous les droits, est un rêve idéal, mais peu pratique, car la seule force que vous puissiez mesurer est justement celle qui devrait être la plus négligée, la force stupide, le nombre. D’après votre méthode, le nombre inintelligent prime le génie, le savoir, toutes les connaissances acquises, la richesse, l’industrie, etc., etc. Quand vous pourrez donner à un membre de l’Institut dix mille voix contre une au chiffonnier, cent voix au grand propriétaire contre dix voix à son fermier, vous aurez équilibré à peu près les forces et obtenu une représentation nationale qui vraiment représentera toutes les puissances de la nation. Mais je vous défie bien de faire ça.
Voici mes conclusions :
Autrefois, quand on ne pouvait exercer aucune profession, on se faisait photographe ; aujourd’hui on se fait député. Un pouvoir ainsi composé sera toujours lamentablement incapable ; mais incapable de faire du mal autant qu’incapable de faire du bien. Un tyran, au contraire, s’il est bête, peut faire beaucoup de mal et, s’il se rencontre intelligent (ce qui est infiniment rare), beaucoup de bien.
Entre ces formes de gouvernement, je ne me prononce pas ; et je me déclare anarchiste, c’est-à-dire partisan du pouvoir le plus effacé, le plus insensible, le plus libéral au grand sens du mot, et révolutionnaire en même temps, c’est-à-dire l’ennemi éternel de ce même pouvoir, qui ne peut être, de toute façon, qu’absolument défectueux. Voilà.