Une Italienne, une Espagnole, une Suédoise en dirent autant en des langages inattendus ; et, pour finir, une Anglaise démesurée, dont les dents semblaient des instruments de jardinage, s’exprima en ces termes :
« Je volé aussi apôté le participéchône de la libre Hangleterre à la manifestéchône si… si… pittoresque de la populéchône féminine de France pour l’émancipéchône de cette pâtie féminine. Hip ! hip ! hurrah ! »
Cette fois, le nègre se mit à pousser de tels cris d’enthousiasme, avec des gestes de satisfaction si immodérés (jetant ses jambes par-dessus le dossier des banquettes et se tapant les cuisses avec fureur), que deux commissaires de la séance furent obligés de le calmer.
Le voisin de Patissot murmura :
« Des hystériques ! Toutes hystériques. »
Patissot croyant qu’on lui parlait, se retourna :
« Plaît-il ? »
Le monsieur s’excusa.
« Pardon, je ne vous parlais pas. Je disais seulement que toutes ces folles sont des hystériques ! »
M. Patissot, prodigieusement surpris, demanda :
« Vous les connaissez donc ?
— Un peu, Monsieur ! Zoé Lamour a fait son noviciat pour être religieuse. Et d’une. Éva Schourine a été poursuivie comme incendiaire et reconnue folle. Et de deux. Césarine Brau est une simple intrigante qui veut faire parler d’elle. J’en aperçois trois autres là-bas qui ont passé dans mon service à l’hôpital de X… Quand à tous les vieux carcans qui nous entourent, je n’ai pas besoin d’en parler. »
Mais des « chut ! » partaient de tous les côtés. Le citoyen Sapience Cornut, retour d’exil, se levait. Il roula d’abord des yeux terribles ; puis, d’une voix creuse qui semblait le mugissement du vent dans une caverne, il commença.
« Il est des mots grands comme des principes, lumineux comme des soleils, retentissants comme des coups de tonnerre : Liberté ! Égalité ! Fraternité ! Ce sont les bannières des peuples. Sous leurs plis, nous avons marché à l’assaut des tyrannies. A votre tour, ô femmes, de les brandir comme des armes pour marcher à la conquête de l’indépendance. Soyez libres, libres dans l’amour, dans la maison, dans la patrie. Devenez nos égales au foyer, nos égales dans la rue, nos égales surtout dans la politique et devant la loi. Fraternité ! Soyez nos sœurs, les confidentes de nos projets grandioses, nos compagnes vaillantes. Soyez, devenez véritablement une moitié de l’humanité au lieu de n’en être qu’une parcelle. »
Et il se lança dans la politique transcendante, développant des projets larges comme le monde, parlant de l’âme des sociétés, prédisant la République universelle édifiée sur ces trois bases inébranlables : la liberté, l’égalité, la fraternité.
Quand il se tut, la salle faillit crouler sous les bravos. M. Patissot, stupéfait se tourna vers son voisin.
« N’est-il pas un peu fou ? »
Le vieux monsieur répondit :
« Non, Monsieur ; ils sont des millions comme ça. C’est un effet de l’instruction. »
Patissot ne comprenait pas.
« De l’instruction ?
— Oui ; maintenant qu’ils savent lire et écrire, la bêtise latente se dégage.
— Alors, Monsieur, vous croyez que l’instruction… ?
— Pardon, Monsieur, je suis un libéral, moi. Voici seulement ce que je veux dire : Vous avez une montre, n’est-ce pas ? Eh bien, cassez un ressort, et allez la porter à ce citoyen Cornut en le priant de la raccommoder. Il vous répondra, en jurant, qu’il n’est pas horloger. Mais, si quelque chose se trouve détraqué dans cette machine infiniment compliquée qui s’appelle la France, il se croit le plus capable des hommes pour la réparer séance tenante. Et quarante mille braillards de son espèce en pensent autant et le proclament sans cesse. Je dis, Monsieur, que nous manquons jusqu’ici de classes dirigeantes nouvelles c’est-à-dire d’hommes nés de pères ayant manié le pouvoir, élevés dans cette idée, instruits spécialement pour cela comme on instruit spécialement les jeunes gens qui se destinent à la Polytechnique… »
Des « chut ! » nombreux l’interrompirent encore une fois. Un jeune homme à l’air mélancolique occupait la tribune.
Il commença :
« Mesdames, j’ai demandé la parole pour combattre vos théories. Réclamer pour la femme des droits civils égaux à ceux de l’homme équivaut à réclamer la fin de votre pouvoir. Le seul aspect extérieur de la femme révèle qu’elle n’est destinée ni aux durs travaux physiques ni aux longs efforts intellectuels. Son rôle est autre, mais non moins beau. Elle met de la poésie dans la vie. De par la puissance de sa grâce, un rayon de ses yeux, le charme de son sourire, elle domine l’homme, qui domine le monde. L’homme a la force que vous ne pouvez lui prendre ; mais vous avez la séduction qui captive la force. De quoi vous plaignez-vous ? Depuis que le monde existe, vous êtes les souveraines et les dominatrices. Rien ne se fait sans vous. C’est pour vous que s’accomplissent toutes les belles œuvres.
« Mais du jour où vous deviendrez nos égales, civilement, politiquement, vous deviendrez nos rivales. Prenez garde alors que le charme ne soit rompu qui fait toute votre force. Alors, comme nous sommes incontestablement les plus vigoureux et les mieux doués pour les sciences et les arts, votre infériorité apparaîtra, et vous deviendrez véritablement des opprimées.
« Vous avez le beau rôle, Mesdames, puisque vous êtes pour nous la séduction de la vie, l’illusion sans fin, l’éternelle récompense de nos efforts. Ne cherchez donc point à en changer. Vous ne réussirez pas, d’ailleurs. »
Mais des sifflets l’interrompirent. Il descendit.
Le voisin de Patissot, se levant alors :
« Un peu romantique, le jeune homme, mais sensé du moins. Venez-vous prendre un bock, Monsieur ?
— Avec plaisir. »
Ils y allèrent, pendant que s’apprêtait à répondre la citoyenne Césaire Brau.
31 mai – 18 août 1880
Jadis
Le château, de style ancien, est sur une colline boisée ; de grands arbres l’entourent d’une verdure sombre, et le parc infini étend ses perspectives tantôt sur des profondeurs de forêt, tantôt sur les pays environnants. A quelques mètres de la façade se creuse un bassin de pierre où se baignent des dames de marbre ; d’autres bassins étagés se succèdent jusqu’au pied du coteau, et une source emprisonnée fait des cascades de l’un à l’autre. Du manoir, qui fait des grâces comme une coquette surannée, jusqu’aux grottes incrustées de coquillages, et où sommeillent des Amours d’un autre siècle, tout en ce domaine antique a gardé la physionomie des vieux âges ; tout semble parler encore des coutumes anciennes, des mœurs d’autrefois, des galanteries passées et des élégances légères où s’exerçaient nos aïeules.
Dans un petit salon Louis XV, dont les murs sont couverts de bergers marivaudant avec des bergères, de belles dames en panier et des messieurs galants et frisés, une toute vieille femme, qui semble morte aussitôt qu’elle ne remue plus, est presque couchée dans un grand fauteuil et laisse pendre de chaque côté ses mains osseuses de momie. Son regard voile se perd au loin par la campagne comme pour suivre à travers le parc des visions de sa jeunesse. Un souffle d’air, parfois, arrive par la fenêtre ouverte, apporte des senteurs d’herbe et des parfums de fleurs, il fait voltiger ses cheveux blancs autour de son front ridé et des souvenirs vieux dans son cœur.