Dès le jour il avait posté son monde, occupé toutes les routes, toutes les issues. Bonaparte, accompagné de son hôte, sortit pour rejoindre Santo-Riccio ; mais Tusoli, un peu malade, la tête enveloppée d’un mouchoir, le quitta presque immédiatement.
Aussitôt que le jeune officier fut seul, un homme se présentant lui annonça que dans une auberge voisine se trouvaient des partisans du général, en route pour le rejoindre à Corte. Napoléon se rendit près d’eux et, les trouvant réunis : « Allez, leur dit-il, allez trouver votre chef, vous faites une grande et noble action. » Mais en ce moment les Morelli, se précipitant dans la maison, se jetèrent sur lui, le firent prisonnier et l’entraînèrent.
Santo-Riccio, qui l’attendait à la jonction des deux routes, apprit immédiatement son arrestation et il courut chez un partisan de Bonaparte, nommé Vizzavona, qu’il savait capable de l’aider et dont la demeure était voisine de la maison Morelli, où Napoléon allait être enfermé.
Santo-Riccio avait compris l’extrême gravité de cette situation : « Si nous ne parvenons à le sauver tout de suite, dit-il, il est perdu. Peut-être sera-t-il mort avant deux heures. » Alors Vizzavona s’en fut trouver les Morelli, les sonda habilement, et comme ils dissimulaient leurs intentions véritables, il les amena, à force d’adresse et d’éloquence, à permettre que le jeune homme vint chez lui prendre quelque nourriture pendant qu’ils garderaient sa maison.
Eux, pour mieux cacher leurs projets, sans doute, y consentirent, et leur chef, le seul qui connût les volontés du général, leur confiant la surveillance des lieux, rentra chez lui pour faire ses préparatifs de départ. Ce fut cette absence qui sauva quelques minutes plus tard la vie du prisonnier. Cependant, Santo-Riccio, avec le dévouement naturel des Corses, un prodigieux sang-froid et un intrépide courage, préparait la délivrance de son compagnon. Il s’adjoignit deux jeunes gens braves et fidèles comme lui ; puis, les ayant secrètement conduits dans un jardin attenant à la maison Vizzavona et cachés derrière un mur, il se présenta tranquillement aux Morelli, et demanda la permission de faire ses adieux à Napoléon, puisqu’ils devaient l’emmener On lui accorda cette faveur, et dès qu’il fut en présence de Bonaparte et de Vizzavona, il développa ses projets, hâtant la fuite, le moindre retard pouvant être fatal au jeune homme. Tous les trois alors pénétrèrent dans l’écurie et, sur la porte, Vizzavona, les larmes aux yeux, embrassa son hôte et lui dit : « Que Dieu vous sauve, mon pauvre enfant, lui seul le peut ! »
En rampant, Napoléon et Santo-Riccio rejoignirent les deux jeunes gens embusqués auprès du mur, puis, prenant leur élan, tous les trois s’enfuirent à toutes jambes vers une fontaine voisine cachée dans les arbres. Mais il fallait passer sous les yeux des Morelli, qui, les apercevant, se lancèrent à leur poursuite en jetant de grands cris.
Or le chef Morelli, rentré dans sa demeure, les entendit, et, comprenant tout, se précipita avec une physionomie si féroce que sa femme, alliée aux Tusoli, chez qui Bonaparte avait passé la nuit, se jeta à ses pieds, suppliante, demandant la vie sauve pour le jeune homme.
Lui, furieux, la repoussa, et il s’élançait dehors quand elle, toujours à genoux, le saisit par les jambes, les enlaçant de ses bras crispés ; puis, battue, renversée, mais, acharnée en son étreinte, elle entraîna son mari, qui s’abattit à côté d’elle.
Sans la force et le courage de cette femme, c’en était fait de Napoléon.
Toute l’histoire moderne se trouvait donc changée. La mémoire des hommes n’aurait point eu à retenir les noms de victoires retentissantes ! Des millions d’êtres ne seraient pas morts sous le canon ! La carte d’Europe n’était plus la même ! Et qui sait sous quel régime politique nous vivrions aujourd’hui.
Car les Morelli atteignaient les fugitifs.
Santo-Riccio, intrépide, s’adossant au tronc d’un châtaignier, leur fit face, criant aux deux jeunes gens d’emmener Bonaparte. Mais lui refusa d’abandonner son guide qui vociférait, tenant en joue leurs ennemis :
« Emportez-le donc, vous autres ; saisissez-le, attachez-lui les pieds et les mains ! »
Alors ils furent rejoints, entourés, saisis, et un partisan des Morelli, nommé Honorato, posant son fusil sur la tempe de Napoléon, s’écria : « Mort au traître à la patrie ! » Mais juste à ce moment l’homme qui avait reçu Bonaparte, Félix Tusoli, prévenu par un émissaire de Santo-Riccio, arrivait escorté de ses parents armés. Voyant le danger et reconnaissant son beau-frère dans celui qui menaçait ainsi la vie de son hôte, il lui cria, le mettant en joue :
« Honorato, Honorato, c’est entre nous alors que la chose va se passer ! »
L’autre, surpris, hésitait à tirer, quand Santo-Riccio, profitant de la confusion, et laissant les deux partis se battre ou s’expliquer, saisit à pleins bras Napoléon qui résistait encore, l’entraîna, aidé des deux jeunes gens, et s’enfonça dans le maquis.
Une minute plus tard, le chef Morelli, débarrassé de sa femme, et en proie à une colère furieuse, rejoignait enfin ses partisans.
Cependant, les fugitifs marchaient à travers la montagne, les ravins, les fourrés. Lorsqu’ils furent en sûreté, Santo-Riccio renvoya les deux jeunes gens qui devaient le lendemain les rejoindre avec les chevaux auprès du pont d’Ucciani.
Au moment où ils se séparaient, Napoléon s’approcha d’eux.
« Je vais retourner en France, leur dit-il, voulez-vous m’accompagner ? Quelle que soit ma fortune, vous la partagerez. »
Eux lui répondirent :
« Notre vie est à vous ; faites de nous, ici, ce que vous voudrez, mais nous ne quitterons pas notre village. »
Ces deux simples et dévoués garçons retournèrent donc à Bocognano chercher les chevaux, tandis que Bonaparte et Santo-Riccio continuaient leur marche au milieu de tous les obstacles qui rendent si durs les voyages dans les pays montagneux et sauvages. Ils s’arrêtèrent en route pour manger un morceau de pain dans la famille Mancini, et parvinrent, le soir, à Ucciani, chez les Pozzoli, partisans de Bonaparte.
Or, le lendemain, quand il s’éveilla, Napoléon vit la maison entourée d’hommes armés. C’étaient tous les parents et les amis de ses hôtes, prêts à l’accompagner comme à mourir pour lui.
Les chevaux attendaient près du pont, et la petite troupe se mit en route, escortant les fugitifs jusqu’aux environs d’Ajaccio. La nuit venue, Napoléon pénétra dans la ville et se réfugia chez le maire, M. Jean-Jérôme Lévy, qui le cacha dans un placard. Utile précaution, car la police arrivait le lendemain. Elle fouilla partout sans rien trouver, puis se retira tranquille et déroutée par l’habile indication du maire qui offrit son aide empressée pour trouver le jeune révolté.
Le soir même, Napoléon, embarqué dans une gondole, était conduit de l’autre côté du golfe, confié à la famille Costa, de Bastelica, et caché dans les maquis.