Alors, je gravai mon histoire sur des tablettes de pierre, espérant que le destin me la remettrait peut-être un jour sous les yeux, et qu’elle serait pour moi comme l’écriture retrouvée sur le socle de ma statue.
Ce que j’avais désiré se réalisa. Un siècle plus tard, comme j’étais architecte, on me chargea de démolir une vieille maison pour bâtir un palais à la place qu’elle avait occupée.
Les ouvriers que je dirigeais m’apportèrent un jour une pierre brisée couverte d’écriture qu’ils avaient trouvée en creusant les fondations. Je me mis à la déchiffrer – et tout en lisant la vie de celui qui avait tracé ces signes, il me revenait par instants comme des lueurs rapides d’un passé oublié. Peu à peu le jour se lit dans mon âme, je compris, je me souvins. Cette pierre, c’était moi qui l’avais gravée !
Mais pendant cet intervalle d’un siècle qu’avais-je fait ? Qu’avais-je été ? Sous quelle forme avais-je souffert ? Rien ne pouvait me l’apprendre.
Un jour pourtant, j’eus un indice, mais si faible et si nébuleux que je n’oserais l’invoquer. Un vieillard qui était mon voisin me raconta qu’on avait beaucoup ri dans Rome, cinquante ans auparavant (juste neuf mois avant ma naissance), d’une aventure arrivée au sénateur Marcus Antonius Cornélius Lipa. Sa femme, qui était jolie, et très perverse, dit-on, avait acheté à des marchands phéniciens un grand singe qu’elle aimait beaucoup. Le sénateur Cornélius Lipa fut jaloux de l’affection de sa moitié pour ce quadrumane à visage d’homme et le tua. J’eus en écoutant cette histoire une perception très vague que ce singe-là, c’était moi, que sous cette forme j’avais longtemps souffert comme du souvenir d’une déchéance. Mais je ne retrouvai rien de bien clair et de bien précis. Cependant je fus amené à établir cette hypothèse qui est du moins fort vraisemblable.
La forme animale est une pénitence imposée à l’âme pour les crimes commis sous la forme humaine.
Le souvenir des existences supérieures est donné à la bête pour la châtier par le sentiment de sa déchéance.
« L’âme purifiée par la souffrance peut seule reprendre la forme humaine, elle perd alors la mémoire des périodes animales qu’elle a traversées puisqu’elle est régénérée et que cette connaissance serait pour elle une souffrance imméritée. Par conséquent l’homme doit protéger et respecter la bête comme on respecte un coupable qui expie et pour que d’autres le protègent à son tour quand il réapparaîtra sous cette forme. Ce qui revient à peu de chose près à cette formule de la morale chrétienne : “Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît.”
On verra par le récit de mes métempsycoses comment j’eus le bonheur de retrouver mes mémoires dans chacune de mes existences ; comment je transcrivis de nouveau cette histoire sur des tablettes d’airain, puis sur du papyrus d’Égypte, et enfin beaucoup plus tard sur le parchemin allemand dont je me sers encore aujourd’hui.
Il me reste à tirer la conclusion philosophique de cette doctrine.
Toutes les philosophies se sont arrêtées devant l’insoluble problème de la destinée de l’âme. Les dogmes chrétiens qui prévalent aujourd’hui enseignent que Dieu réunira les justes dans un paradis, et enverra les méchants en enfer où ils brûleront avec le diable.
Mais le bon sens moderne ne croit plus au Dieu à visage de patriarche abritant sous ses ailes les âmes des bons comme une poule ses poussins ; et de plus la raison contredit les dogmes chrétiens.
Car le paradis ne peut être nulle part et l’enfer nulle part :
Puisque l’espace illimité est peuplé par des mondes semblables au nôtre ;
Puisqu’en multipliant les générations qui se sont succédé depuis le commencement de cette terre par celles qui ont pullulé sur les mondes innombrables habités comme le nôtre, on arriverait à un nombre d’âmes tellement surnaturel et impossible, le multiplicateur étant infini, que Dieu infailliblement en perdrait la tête, quelque solide qu’elle fût, et le Diable serait dans le même cas, ce qui amènerait une perturbation fâcheuse ;
Puisque, le nombre des âmes des justes étant infini, comme le nombre des âmes des méchants et comme l’espace, il faudrait un paradis infini et un enfer infini, ce qui revient à ceci : que le paradis serait partout, et l’enfer partout, c’est-à-dire nulle part.
Or la raison ne contredit pas la croyance métempsycosiste :
L’âme passant du serpent au pourceau, du pourceau à l’oiseau, de l’oiseau au chien, arrive enfin au singe et à l’homme. Puis toujours elle recommence à chaque faute nouvelle commise, jusqu’au moment où elle atteint la somme de la purification terrestre qui la fait émigrer dans un monde supérieur. Ainsi elle passe sans cesse de bête en bête et de sphère en sphère, allant du plus imparfait au plus parfait pour arriver enfin dans la planète du bonheur suprême d’où une nouvelle faute peut de nouveau la précipiter dans les régions de la suprême souffrance où elle recommence ses transmigrations.
Le cercle, figure universelle et fatale, enferme donc les vicissitudes de nos existences de même qu’il gouverne les évolutions des mondes. »
VII
Comme quoi l’on peut interpréter de deux manières un vers de Corneille
A peine le Docteur Héraclius eut-il terminé la lecture de cet étrange document qu’il demeura roide de stupéfaction – puis il l’acheta sans marchander, moyennant la somme de douze livres onze sous, le bouquiniste le faisant passer pour un manuscrit hébreu retrouvé dans les fouilles de Pompéi.
Pendant quatre jours et quatre nuits, le docteur ne quitta pas son cabinet, et il parvint, à force de patience et de dictionnaires, à déchiffrer, tant bien que mal, les périodes allemande et espagnole du manuscrit ; car s’il savait le grec, le latin et un peu l’italien, il ignorait presque totalement l’allemand et l’espagnol. Enfin, craignant d’être tombé dans les contresens les plus grossiers, il pria son ami le recteur, qui possédait à fond ces deux langues, de vouloir bien relire sa traduction. Ce dernier le fit avec grand plaisir ; mais il resta trois jours entiers avant de pouvoir entreprendre sérieusement son travail, étant envahi, chaque fois qu’il parcourait la version du docteur, par un rire si long et si violent, que deux fois il en eut presque des syncopes. Comme on lui demandait la cause de cette hilarité extraordinaire : « La cause ? répondit-il, d’abord il y en a trois : 1° la figure désopilée de mon excellent confrère Héraclius ; 2° sa traduction désopilante qui ressemble au texte approximativement comme une guitare à un moulin à vent ; et, 3° enfin, le texte lui-même qui est bien la chose la plus drôle qu’il soit possible d’imaginer. »