Naturellement le maître de la ménagerie lui fit le plus grand éloge de son pensionnaire ; c’était bien l’animal le plus intelligent, le plus doux, le plus gentil, le plus aimable qu’il eût vu dans sa longue carrière de montreur d’animaux féroces ; et, pour appuyer son dire, il s’approcha des barreaux et y introduisit sa main que le singe mordit aussitôt par manière de plaisanterie. Naturellement encore, il en demanda un prix fabuleux qu’Héraclius paya sans marchander. Puis, précédé de deux portefaix pliés sous l’énorme cage, le docteur triomphant se dirigea vers son domicile.
XI
Où il est démontré qu’Héraclius Gloss n’était point exempt de toutes les faiblesses du sexe fort
Mais plus il approchait de sa maison, plus il ralentissait sa marche, car il agitait dans son esprit un problème bien autrement difficile encore que celui de la vérité philosophique ; et ce problème se formulait ainsi pour l’infortuné docteur : « Au moyen de quel subterfuge pourrai-je cacher à ma bonne Honorine l’introduction sous mon toit de cette ébauche humaine ? » Ah, c’est que le pauvre Héraclius, qui affrontait intrépidement les redoutables haussements d’épaules de M. le doyen et les plaisanteries terribles de M. le recteur, était loin d’être aussi brave devant les explosions de la bonne Honorine. Pourquoi donc le docteur craignait-il si fort cette petite femme encore fraîche et gentille qui paraissait si vive et si dévouée aux intérêts de son maître ? Pourquoi ? Demandez pourquoi Hercule filait aux pieds d’Omphale, pourquoi Samson laissa Dalila lui ravir sa force et son courage, qui résidaient dans ses cheveux, à ce que nous apprend la Bible.
Hélas ! Un jour que le docteur promenait dans les champs le désespoir d’une grande passion trahie (car ce n’était pas sans raison que M. le doyen et M. le recteur s’étaient si fort amusés aux dépens d’Héraclius certain soir qu’ils rentraient chez eux), il rencontra au coin d’une haie, une petite fille gardant des moutons. Le savant homme qui n’avait pas toujours exclusivement cherché la vérité philosophique et qui d’ailleurs ne soupçonnait pas encore le grand mystère de la métempsycose, au lieu de ne s’occuper que des brebis, comme il l’eût fait certainement, s’il avait su ce qu’il ignorait, hélas, se mit à causer avec celle qui les gardait. Il la prit bientôt à son service et une première faiblesse autorisa les suivantes. Ce fut lui qui devint en peu de temps le mouton de cette pastourelle, et l’on disait tout bas que si, comme celle de la Bible, cette Dalila rustique avait coupé les cheveux du pauvre homme trop confiant, elle n’avait point, pour cela, privé son front de tout ornement.
Hélas ! ce qu’il avait prévu se réalisa et même au-delà de ses appréhensions ; à peine eut-elle vu l’habitant des bois captif dans sa maison de fil de fer, qu’Honorine s’abandonna aux éclats de la fureur la plus déplacée, et, après avoir accablé son maître épouvanté d’une averse d’épithètes fort malsonnantes, elle fit retomber sa colère contre l’hôte inattendu qui lui arrivait. Mais ce dernier, n’ayant pas, sans doute, les mêmes raisons que le docteur pour ménager une gouvernante aussi malapprise, se mit à crier, hurler, trépigner, grincer des dents ; il s’accrochait aux barreaux de sa prison avec un si furieux emportement accompagné de gestes tellement indiscrets à l’adresse d’une personne qu’il voyait pour la première fois que celle-ci dut battre en retraite, et aller, comme un guerrier vaincu, s’enfermer dans sa cuisine.
Ainsi, maître du champ de bataille et enchanté du secours inattendu que son intelligent compagnon venait de lui fournir, Héraclius le fit emporter dans son cabinet où il installa la cage et son habitant, devant sa table au coin du feu.
XII
Comme quoi dompteur et docteur ne sont nullement synonymes
Alors commença un échange de regards des plus significatifs entre les deux individus qui se trouvaient en présence ; et chaque jour, pendant une semaine entière, le docteur passa de longues heures à converser au moyen des yeux (du moins le croyait-il) avec l’intéressant sujet qu’il s’était procuré. Mais cela ne suffisait pas ; ce qu’Héraclius voulait, c’était étudier l’animal en liberté, surprendre ses secrets, ses désirs, ses pensées, le laisser aller et venir à sa guise, et par la fréquentation journalière de la vie intime le voir recouvrer les habitudes oubliées, et reconnaître ainsi à des signes certains le souvenir de l’existence précédente. Mais pour cela il fallait que son hôte fût libre, partant que la cage fût ouverte. Or cette entreprise n’était rien moins que rassurante. Le docteur avait beau essayer de l’influence du magnétisme et de celle des gâteaux et des noix, le quadrumane se livrait à des manœuvres inquiétantes pour les yeux d’Héraclius, chaque fois que celui-ci s’approchait un peu trop près des barreaux. Un jour enfin, ne pouvant résister au désir qui le torturait, il s’avança brusquement, tourna la clef dans le cadenas, ouvrit la porte toute grande et, palpitant d’émotion, s’éloigna de quelques pas, attendant l’événement, qui du reste ne se fit pas longtemps attendre.
Le singe étonné hésita d’abord, puis, d’un bond, il fut dehors, d’un autre, sur la table dont, en moins d’une seconde, il eut bouleversé les papiers et les livres, puis d’un troisième saut il se trouva dans les bras du docteur, et les témoignages de son affection furent si violents que, si Héraclius n’eût porté perruque, ses derniers cheveux fussent assurément restés entre les doigts de son redoutable frère. Mais si le singe était agile, le docteur ne l’était pas moins : il bondit à droite, puis à gauche, glissa comme une anguille sous la table, franchit les fauteuils comme un lévrier, et, toujours poursuivi, atteignit enfin la porte qu’il ferma brusquement derrière lui ; alors pantelant, comme un cheval de course qui touche au but, il s’appuya contre le mur pour ne pas tomber.
Pendant le reste du jour Héraclius Gloss fut anéanti ; il ressentait en lui comme un écroulement, mais ce qui le préoccupait le plus, c’est qu’il ignorait absolument de quelle façon son hôte imprévoyant et lui-même pourraient sortir de leurs positions respectives. Il apporta une chaise près de la porte infranchissable et se fit un observatoire du trou de la serrure. Alors il vit, ô prodige ! ! ! Ô félicité inespérée ! ! ! l’heureux vainqueur étendu dans un fauteuil et qui se chauffait les pieds au feu. Dans le premier transport de la joie, le docteur faillit entrer, mais la réflexion l’arrêta, et, comme illuminé d’une lumière subite, il se dit que la famine ferait sans doute ce que la douceur n’avait pu faire. Cette fois l’événement lui donna raison, le singe affamé capitula ; comme au demeurant c’était un bon garçon de singe, la réconciliation fut complète, et, à partir de ce jour, le docteur et lui vécurent comme deux vieux amis.