De même qu’un homme riche peut puiser chaque jour dans sa grande fortune de nouveaux plaisirs et des satisfactions nouvelles, ainsi le Docteur Héraclius, propriétaire de l’inestimable manuscrit, y faisait de surprenantes découvertes chaque fois qu’il le relisait.
Un soir, comme il allait achever la quarante-deuxième lecture de ce document, une illumination subite s’abattit sur lui, aussi rapide que la foudre.
Ainsi que nous l’avons vu précédemment, le docteur pouvait savoir à peu de chose près, à quelle époque un homme disparu achèverait ses transmigrations et réapparaîtrait sous sa forme première ; aussi fut-il tout à coup foudroyé par cette pensée que l’auteur du manuscrit pouvait avoir reconquis sa place dans l’humanité.
Alors, aussi enfiévré qu’un alchimiste qui se croit sur le point de trouver la pierre philosophale, il se livra aux calculs les plus minutieux pour établir la probabilité de cette supposition, et après plusieurs heures d’un travail opiniâtre et de savantes combinaisons métempsycosistes, il arriva à se convaincre que cet homme devait être son contemporain, ou, tout au moins, sur le point de renaître à la vie raisonnante. Héraclius, en effet, ne possédant aucun document capable de lui indiquer la date précise de la mort du grand métempsycosiste, ne pouvait fixer d’une façon certaine le moment de son retour.
A peine eut-il entrevu la possibilité de retrouver cet être qui pour lui était plus qu’un homme, plus qu’un philosophe, presque plus qu’un Dieu, qu’il ressentit une de ces émotions profondes qu’on éprouve quand on apprend tout à coup qu’un père qu’on croyait mort depuis des années est vivant et près de vous. Le saint anachorète qui a passé sa vie à se nourrir de l’amour et du souvenir du Christ, comprenant subitement que son Dieu va lui apparaître, n’aurait pas été plus bouleversé que le fut le Docteur Héraclius Gloss lorsqu’il se fut assuré qu’il pouvait rencontrer un jour l’auteur de son manuscrit.
XVII
Comment s’y prit le Docteur Héraclius Gloss pour retrouver l’auteur du manuscrit
Quelques jours plus tard, les lecteurs de l’Étoile de Balançon aperçurent avec étonnement, à la quatrième page de ce journal, l’avertissement suivant : « Pythagore – Rome en l’an 184 – Mémoire retrouvée sur le socle d’une statue de Jupiter – Philosophe – Architecte – Soldat – Laboureur – Moine – Géomètre – Médecin – Poète – Marin – Etc. Médite et souviens-toi. Le récit de ta vie est entre mes mains.
« Écrire poste restante à Balançon aux initiales H. G. »
Le docteur ne doutait pas que si l’homme qu’il désirait si ardemment venait à lire cet avis, incompréhensible pour tout autre, il en saisirait aussitôt le sens caché et se présenterait devant lui. Alors chaque jour avant de se mettre à table il allait demander au bureau de la poste si on n’avait pas reçu de lettre aux initiales H. G. ; et au moment où il poussait la porte sur laquelle étaient écrits ces mots : « Poste aux lettres, renseignements, affranchissements », il était certes plus ému qu’un amoureux sur le point d’ouvrir le premier billet de la femme aimée.
Hélas, les jours se suivaient et se ressemblaient désespérément ; l’employé faisait chaque matin la même réponse au docteur, et, chaque matin, celui-ci rentrait chez lui plus triste et plus découragé. Or le peuple de Balançon étant, comme tous les peuples de la terre, subtil, indiscret, médisant et avide de nouvelles, eut bientôt rapproché l’avis surprenant inséré dans l’Étoile avec les quotidiennes visites du docteur à l’administration des Postes. Alors il se demanda quel mystère pouvait être caché là-dedans et il commença à murmurer.
XVIII
Où le Docteur Héraclius reconnaît avec stupéfaction l’auteur du manuscrit
Une nuit, comme le docteur ne pouvait dormir, il se releva entre une et deux heures du matin pour aller relire un passage qu’il croyait n’avoir pas encore très bien compris. Il mit ses savates et ouvrit la porte de sa chambre le plus doucement possible pour ne pas troubler le sommeil de toutes les catégories d’hommes-animaux qui expiaient sous son toit. Or, quelles qu’eussent été les conditions précédentes de ces heureuses bêtes, jamais certes elles n’avaient joui d’une tranquillité et d’un bonheur aussi parfaits, car elles faisaient dans cette maison hospitalière bon souper, bon gîte, et même le reste, tant l’excellent homme avait le cœur compatissant. Il parvint, toujours sans faire le moindre bruit, jusqu’au seuil de son cabinet et il entra. Ah, certes, Héraclius était brave, il ne redoutait ni les fantômes ni les apparitions ; mais quelle que soit l’intrépidité d’un homme, il est des épouvantements qui trouent comme des boulets les courages les plus indomptables, et le docteur demeura debout, livide, terrifié, les yeux hagards, les cheveux dressés sur le crâne, claquant des dents et secoué de la tête aux talons par un épouvantable tremblement devant l’incompréhensible spectacle qui s’offrit à lui.
Sa lampe de travail était allumée sur sa table, et, devant son feu, le dos tourné à la porte par laquelle il entrait, il vit… le Docteur Héraclius Gloss lisant attentivement son manuscrit. Le doute n’était pas possible… C’était bien lui-même… Il avait sur les épaules sa longue robe de chambre en soie antique à grandes fleurs rouges, et, sur la tête, son bonnet grec en velours noir brodé d’or. Le docteur comprit que si cet autre lui-même se retournait, que si les deux Héraclius se regardaient face à face, celui qui tremblait en ce moment dans sa peau tomberait foudroyé devant sa reproduction. Mais alors, saisi par un spasme nerveux, il ouvrit les mains, et le bougeoir qu’il portait roula avec bruit sur le plancher. – Ce fracas lui fit faire un bond terrible. L’autre se retourna brusquement et le docteur effaré reconnut… son singe. Pendant quelques secondes ses pensées tourbillonnèrent dans son cerveau comme des feuilles mortes emportées par l’ouragan. Puis il fut envahi tout à coup par la joie la plus véhémente qu’il eût jamais ressentie, car il avait compris que cet auteur, attendu, désiré comme le Messie par les Juifs, était devant lui – c’était son singe. Il se précipita presque fou de bonheur, saisit dans ses bras l’être vénéré, et l’embrassa avec une telle frénésie que jamais maîtresse adorée ne fut plus passionnément embrassée par son amant. Puis il s’assit en face de lui de l’autre côté de la cheminée, et, jusqu’au matin, il le contempla religieusement.
XIX
Comment le docteur se trouva placé dans la plus terrible des alternatives
Mais de même que les plus beaux jours de l’été sont parfois brusquement troublés par un effroyable orage, ainsi la félicité du docteur fut soudain traversée par la plus affreuse des suggestions. Il avait bien retrouvé celui qu’il cherchait, mais hélas, ce n’était qu’un singe ! Ils se comprenaient sans nul doute, mais ils ne pouvaient se parler : le docteur retomba du ciel sur la terre. Adieu ces longs entretiens dont il espérait tirer tant de profit, adieu cette belle croisade contre la superstition qu’ils devaient entreprendre tous deux. Car, seul, le docteur ne possédait pas les armes suffisantes pour terrasser l’hydre de l’ignorance. Il lui fallait un homme, un apôtre, un confesseur, un martyr – rôles qu’un singe, hélas, était incapable de remplir. – Que faire ?