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Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets, ne faisait jamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer aux objets la propriété de ne rendre aucun son ; ses mains paraissaient faites d’une espèce d’ouate, tant elles maniaient légèrement et délicatement ce qu’elles touchaient.

Quand on prononçait : « Tante Lison », ces deux mots n’éveillaient pour ainsi dire aucune pensée dans l’esprit de personne. C’est comme si on avait dit : « La cafetière » ou « Le sucrier ».

La chienne Loute possédait certainement une personnalité beaucoup plus marquée ; on la câlinait sans cesse, on l’appelait : « Ma chère Loute, ma belle Loute, ma petite Loute. » On la pleurerait infiniment plus.

Le mariage des deux cousins devait avoir lieu à la fin du mois de mai. Les jeunes gens vivaient les yeux dans les yeux, les mains dans les mains, la pensée dans la pensée, le cœur dans le cœur. Le printemps, tardif cette année, hésitant, grelottant jusque-là sous les gelées claires des nuits et la fraîcheur brumeuse des matinées, venait de jaillir tout à coup.

Quelques jours chauds, un peu voilés, avaient remué toute la sève de la terre, ouvrant les feuilles comme par miracle, et répandant partout cette bonne odeur amollissante des bourgeons et des premières fleurs.

Puis, un après-midi, le soleil victorieux, séchant enfin les buées flottantes, s’était étalé, rayonnant sur toute la plaine. Sa gaieté claire avait empli la campagne, avait pénétré partout, dans les plantes, les bêtes et les hommes. Les oiseaux amoureux voletaient, battaient des ailes, s’appelaient. Jeanne et Jacques, oppresses d’un bonheur délicieux, mais plus timides que de coutume, inquiets de ces tressaillements nouveaux qui entraient en eux avec la fermentation des bois, étaient restés tout le jour côte à côte sur un banc devant la porte du château, n’osant plus s’éloigner seuls, et regardant d’un oeil vague, là-bas, sur la pièce d’eau, les grands cygnes qui se poursuivaient.

Puis, le soir venu, ils s’étaient sentis apaisés, plus tranquilles, et, après le dîner, s’étaient accoudés, en causant doucement, à la fenêtre ouverte du salon, tandis que leurs mères jouaient au piquet dans la clarté ronde que formait l’abat-jour de la lampe, et que tante Lison tricotait des bas pour les pauvres du pays.

Une haute futaie s’étendait au loin, derrière l’étang, et, dans le feuillage encore menu des grands arbres, la lune tout à coup s’était montrée. Elle avait peu à peu monté à travers les branches qui se dessinaient sur son orbe, et, gravissant le ciel, au milieu des étoiles qu’elle effaçait, elle s’était mise à verser sur le monde cette lueur mélancolique où flottent des blancheurs et des rêves, si chère aux attendris, aux poètes, aux amoureux.

Les jeunes gens l’avaient regardée d’abord, puis, tout imprégnés par la douceur tendre de la nuit, par cet éclairement vaporeux des gazons et des massifs, ils étaient sortis à pas lents et ils se promenaient sur la grande pelouse blanche jusqu’à la pièce d’eau qui brillait.

Lorsqu’elles eurent terminé les quatre parties de piquet de tous les soirs, les deux mères, s’endormant peu à peu, eurent envie de se coucher.

« Il faut appeler les enfants », dit l’une.

L’autre, d’un coup d’œil, parcourut l’horizon pâle où deux ombres erraient doucement :

« Laisse-les donc, reprit-elle, il fait si bon dehors ! Lison va les attendre ; n’est-ce pas, Lison ? »

La vieille fille releva ses yeux inquiets, et répondit de sa voix timide :

« Certainement, je les attendrai. »

Et les deux sœurs gagnèrent leur lit.

Alors tante Lison à son tour se leva, et, laissant sur le bras du fauteuil l’ouvrage commencé, sa laine et la grande aiguille, elle vint s’accouder à la fenêtre et contempla la nuit charmante.

Les deux amoureux allaient sans fin, à travers le gazon, de l’étang jusqu’au perron, du perron jusqu’à l’étang. Ils se serraient les doigts et ne parlaient plus, comme sortis d’eux-mêmes, mêlés à la poésie visible qui s’exhalait de la terre. Jeanne tout à coup aperçut dans le cadre de la fenêtre la silhouette de la vieille fille que dessinait la clarté de la lampe.

« Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous regarde. »

Jacques leva la tête.

« Oui, reprit-il, tante Lison nous regarde. »

Et ils continuèrent à rêver, à marcher lentement, à s’aimer.

Mais la rosée couvrait l’herbe. Ils eurent un petit frisson de fraîcheur.

« Rentrons, maintenant », dit-elle.

Et ils revinrent.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le salon, tante Lison s’était remise à tricoter ; elle avait le front penché sur son travail, et ses petits doigts maigres tremblaient un peu comme s’ils eussent été très fatigués.

Jeanne s’approcha :

« Tante, nous allons dormir, maintenant. »

La vieille fille tourna les yeux. Ils étaient rouges comme si elle eût pleuré. Jacques et sa fiancée n’y prirent point garde. Mais le jeune homme aperçut les fins souliers de la jeune fille tout couverts d’eau. Il fut saisi d’inquiétude et demanda tendrement :

« N’as-tu point froid à tes chers petits pieds ? »

Et tout à coup les doigts de la tante furent secoués d’un tremblement si fort que son ouvrage s’en échappa ; la pelote de laine roula au loin sur le parquet ; et cachant brusquement sa figure dans ses mains, la vieille fille se mit à pleurer par grands sanglots convulsifs.

Les deux enfants s’élancèrent vers elle ; Jeanne, à genoux, écarta ses bras, bouleversée, répétant :

« Qu’as-tu, tante Lison ? Qu’as-tu, tante Lison ?… »

Alors, la pauvre vieille, balbutiant, avec la voix toute mouillée de larmes et le corps crispé de chagrin, répondit :

« C’est… c’est… quand il t’a demandé : « N’as-tu point froid… à… tes chers petits pieds ?… » On ne m’a jamais… jamais dit de ces choses-là, à moi !… jamais !… jamais ! »

7 mai 1881

Histoire d'un chien

Toute la presse a répondu dernièrement à l’appel de la Société protectrice des animaux, qui veut fonder un asile pour les bêtes. Ce serait là une espèce d’hospice, et un refuge où les pauvres chiens sans maître trouveraient la nourriture et l’abri, au lieu du nœud coulant que leur réserve l’administration.

Les journaux, à ce propos, ont rappelé la fidélité des bêtes, leur intelligence, leur dévouement. Ils ont cité des traits de sagacité étonnante. Je veux à mon tour raconter l’histoire d’un chien perdu, mais d’un chien du commun, laid, d’allure vulgaire. Cette histoire, toute simple, est vraie de tout point.