C’était un homme de grande taille, un peu voûté, avec l’air morne d’un phtisique. Il me conduisit dans ma chambre, une triste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays à qui toute élégance reste étrangère, et il m’exprimait en son langage, charabia corse, patois graillonnant, bouillie de français et d’italien, il m’exprimait son plaisir à me recevoir, quand une voix claire l’interrompit et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil, une taille mince, des dents toujours dehors dans un rire continu, s’élança, me secoua la main – « Bonjour, Monsieur ! Ça va bien ? » – enleva mon chapeau, mon sac de voyage, rangea tout avec un seul bras, car elle portait l’autre en écharpe, puis nous fit sortir vivement en disant à son mari : « Va promener Monsieur jusqu’au dîner. »
M. Calabretti se mit à marcher à mon côté, traînant ses pas et ses paroles, toussant fréquemment et répétant à chaque quinte : « C’est l’air du val, qui est FRAÎCHE, qui m’est tombé sur la poitrine. »
Il me guida par un sentier perdu sous des châtaigniers immenses. Soudain, il s’arrêta, et, de son accent monotone : « C’est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tué par Mathieu Lori. Tenez, j’étais là, tout près de Jean, quand Mathieu parut à dix pas de nous : « Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce, n’y va pas, Jean, ou je te tue, je te le dis. » Je pris le bras de Jean : « N’y va pas, Jean, il le ferait. » (C’était pour une fille qu’ils suivaient tous deux, Paulina Sinacoupi.) Mais Jean se mit à crier : « J’irai, Mathieu, ce n’est pas toi qui m’empêcheras. » Alors Mathieu abaissa son fusil avant que j’eusse pu ajuster le mien, et il tira. Jean fit un grand saut de deux pieds, comme un enfant qui danse à la corde, oui, Monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien que mon fusil m’échappa et roula jusqu’au gros châtaignier, là-bas. Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit pas un mot. Il était mort. »
Je regardais, stupéfait, le tranquille témoin de ce crime. Je demandai : « Et l’assassin ? » Paoli Calabretti toussa longtemps, puis il reprit : « Il a gagné la montagne. C’est mon frère qui l’a tué, l’an suivant. Vous savez bien, mon frère, Calabretti, le fameux bandit ?… » Je balbutiai : « Votre frère ?… Un bandit ?… » Le Corse placide eut un éclair de fierté : « Oui, Monsieur, c’était un célèbre, celui-là ; il a mis à bas quatorze gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, quand ils ont été cernés dans le Niolo, après six jours de lutte, et qu’ils allaient périr de faim. » Il ajouta d’un air résigné : « C’est le pays qui veut ça », du même ton qu’il disait en parlant de sa phtisie : « C’est l’air du val qui est fraîche. »
Le lendemain, pour me retenir, on avait organisé une partie de chasse, et une autre le jour suivant. Je courus les ravins avec les souples montagnards qui me racontaient sans cesse des aventures de bandits, de gendarmes égorgés, d’interminables vendettas durant jusqu’à l’extermination d’une race. Et souvent ils ajoutaient, comme mon hôte : « C’est le pays qui veut ça. »
Je restai là quatre jours, et la jeune Corse, un peu trop petite sans doute, mais charmante, mi-paysanne et moitié dame, me traita comme un frère, comme un intime et vieil ami.
Au moment de la quitter, je l’attirai dans ma chambre, et tout en établissant minutieusement que je ne voulais point lui faire de cadeau, j’insistai, me fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dès mon retour, un souvenir de mon passage.
Elle résista longtemps, ne voulant point accepter. Enfin, elle consentit. » Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit revolver, un tout petit. » J’ouvris de grands yeux. Elle ajouta plus bas, confidentiellement, comme on confie un doux et intime secret : « C’est pour tuer mon beau-frère. » Cette fois, je fus effaré. Alors elle déroula vivement les bandes qui enveloppaient le bras dont elle ne se servait point, et me montrant la chair ronde et blanche traversée de part en part d’un coup de stylet presque cicatrisé : « Si je n’avais pas été aussi forte que lui, dit-elle, il m’aurait tuée. Mon mari n’est pas jaloux, lui, il me connaît, et puis il est malade, vous savez, et ça lui calme le sang. D’ailleurs, je suis une honnête femme, moi, Monsieur, mais mon beau-frère croit tout ce qu’on lui dit. Il est jaloux pour mon mari et il recommencera certainement. Alors, si j’avais un petit revolver, je serais sûre de le tuer. »
Je lui promis d’envoyer l’arme, et j’ai tenu ma promesse. J’ai fait graver sur la crosse : « Pour votre vengeance. »
1er décembre 1881
Épaves
J’aime la mer en décembre, quand les étrangers sont partis ; mais je l’aime sobrement, bien entendu. Je viens de demeurer trois jours dans ce qu’on appelle une station d’été.
Le village, si plein de Parisiennes naguère, si bruyant et si gai, n’a plus que ses pêcheurs qui passent par groupes, marchant lourdement avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppe de laine, portant d’une main un litre d’eau-de-vie et, de l’autre, la lanterne du bateau. Les nuages viennent du Nord et courent affolés dans un ciel sombre ; le vent souffle. Les vastes filets bruns sont étendus sur le sable, couvert de débris rejetés par la vague. Et la plage semble lamentable, car les fines bottines des femmes n’y laissent plus les trous profonds de leurs hauts talons. La mer, grise et froide, avec sa frange d’écume, monte et descend sur cette grève déserte, illimitée et sinistre.
Quand le soir vient, tous les pêcheurs arrivent à la même heure. Longtemps ils tournent autour des grosses barques échouées, pareilles à de lourds poissons morts ; ils mettent dedans leurs filets, un pain, un pot de beurre, un verre, puis ils poussent vers l’eau la masse redressée qui bientôt se balance, ouvre ses ailes brunes et disparaît dans la nuit, avec un petit feu au bout du mât. Des groupes de femmes, restées jusqu’au départ du dernier pêcheur, rentrent dans le village assoupi, et leurs voix troublent le lourd silence des rues mornes.
Et j’allais rentrer aussi quand j’aperçus un homme ; il était seul, enveloppé d’un manteau sombre ; il marchait vite et parcourait de l’œil la vaste solitude de la grève, fouillant l’horizon du regard, cherchant un autre être.
Il me vit, s’approcha, me salua ; et je le reconnus avec épouvante. Il allait me parler sans doute, quand d’autres humains apparurent. Ils venaient en tas pour avoir moins froid. Le père, la mère, trois filles, le tout roulé dans des pardessus, des imperméables antiques, des châles ne laissant passer que le nez et les yeux. Le père était embobiné dans une couverture de voyage qui lui montait jusque sur la tête.
Alors le promeneur solitaire se précipita vers eux ; de fortes poignées de main furent échangées, et on se mit à marcher de long en large sur la terrasse du Casino, fermé maintenant.
Quels sont ces gens restés ainsi quand tout le monde est parti ?
Ce sont les épaves de l’été. Chaque plage a les siennes.
Le premier est un grand homme. Entendons-nous : un grand homme de bains de mer. La race en est nombreuse.
Quel est celui de nous qui, arrivant en plein été dans ce qu’on appelle une station de bains, n’a pas rencontré un ami quelconque ou une simple connaissance venue déjà depuis quelque temps, possédant tous les visages, tous les noms, toutes les histoires, tous les cancans.