C’était au printemps de l’une des dernières années. Deux petits garçons venaient souvent jouer au bord de cette citerne, tandis que leur précepteur lisait quelque livre, couché sous un arbre. Or, par une chaude après-midi, un cri vibrant réveilla l’homme qui sommeillait, et un bruit d’eau jaillissant sous une chute le fit se dresser brusquement. Le plus jeune des enfants, âgé de onze ans, hurlait, debout près du bassin, dont la nappe, remuée, frémissait, refermée sur l’aîné qui venait d’y tomber en courant le long de la corniche de pierre.
Éperdu, sans rien attendre, sans réfléchir aux moyens, le précepteur sauta dans le gouffre, et ne reparut pas, s’étant heurté le crâne au fond.
Au même moment, le jeune garçon, revenu sur l’eau, agitait les bras tendus vers son frère. Alors, l’enfant, resté sur terre, se coucha, s’allongea, tandis que l’autre essayait de nager, d’approcher du mur, et bientôt les quatre petites mains se saisirent, se serrèrent, crispées, liées ensemble. Ils eurent tous deux la joie aiguë de la vie sauvée, le tressaillement du péril passé.
Et l’aîné essayait de monter, mais il n’y put parvenir, le mur étant droit ; et le frère, trop faible, glissait lentement vers le trou.
Alors ils demeurèrent immobiles, ressaisis par l’épouvante. Et ils attendirent.
Le plus petit serrait de toute sa force les mains du plus grand, et il pleurait nerveusement en répétant : “Je ne peux pas te tirer, je ne peux pas te tirer.” Et soudain il se mit à crier : “Au secours ! au secours !” Mais sa voix grêle perçait à peine le dôme de feuillage sur leurs têtes.
Ils restèrent là longtemps, des heures et des heures, face à face, ces deux enfants, avec la même pensée, la même angoisse, et la peur affreuse que l’un des deux, épuisé, desserrât ses faibles mains. Et ils appelaient, toujours en vain.
Enfin le plus grand qui tremblait de froid dit au petit : “Je ne peux plus. Je vais tomber. Adieu, petit frère.” Et l’autre, haletant, répétait : “Pas encore, pas encore, attends.” Le soir vint, le soir tranquille, avec ses étoiles mirées dans l’eau.
L’aîné, défaillant, reprit : “Lâche-moi une main, je vais te donner ma montre.” Il l’avait reçue en cadeau quelques jours auparavant ; et c’était, depuis lors, la plus grande préoccupation de son cœur. Il put la prendre, la tendit, et le petit, qui sanglotait, la déposa sur l’herbe auprès de lui.
La nuit était complète. Les deux misérables êtres, anéantis, ne se tenaient plus qu’à peine. Le grand, enfin, se sentant perdu, murmura encore : “Adieu, petit frère, embrasse maman et papa.” Et ses doigts paralysés s’ouvrirent. Il plongea et ne reparut plus.
Le petit, resté seul, se mit à l’appeler furieusement : “Paul ! Paul !”, mais l’autre ne revenait point.
Alors il s’élança dans la montagne, tombant dans les pierres, bouleversé par la plus grande angoisse qui puisse étreindre un cœur d’enfant, et il arriva, avec une figure de mort, dans le salon où attendaient ses parents. Et il se perdit de nouveau en les amenant au sombre réservoir. Il ne retrouvait plus sa route. Enfin il reconnut la place. “C’est là, oui, c’est là.”
Mais il fallut vider cette citerne ; et le propriétaire ne le voulait point permettre, ayant besoin d’eau pour ses citronniers.
Enfin on retrouva les deux corps, le lendemain seulement.
Vous voyez, ma chère amie, que c’est là un simple fait divers. Mais si vous aviez vu le trou lui-même, vous auriez été comme moi déchirée jusqu’au cœur, à la pensée de cette agonie d’un enfant pendu aux mains de son frère, de l’interminable lutte de ces gamins accoutumés seulement à rire et à jouer et de ce tout simple détail : la montre donnée.
Et je me disais : “Que le Hasard me préserve de jamais recevoir une semblable relique !” Je ne sais rien de plus épouvantable que ce souvenir attaché à l’objet familier qu’on ne peut quitter. Songez que chaque fois qu’il touchera cette montre sacrée, le survivant reverra l’horrible scène, la mare, le mur, l’eau calme, et la face décomposée de son frère vivant et aussi perdu que s’il était mort déjà. Et durant toute sa vie, à toute heure, la vision sera là, réveillée dès que du bout du doigt il touchera seulement son gousset.
Et je fus triste jusqu’au soir. Je quittai, montant toujours, la région des orangers pour la région des seuls oliviers, et celle des oliviers pour la région des pins ; puis je passai dans une vallée de pierres, puis j’atteignis les ruines d’un antique château, bâti, affirme-t-on, au Xe siècle, par un chef sarrasin, homme sage, qui se fit baptiser par amour d’une jeune fille.
Partout des montagnes autour de moi, et, devant moi, la mer, la mer avec une tache presque indistincte : la Corse, ou plutôt l’ombre de la Corse.
Mais sur les cimes ensanglantées par le couchant, dans le vaste ciel et sur la mer, dans tout cet horizon superbe que j’étais venu contempler, je ne voyais que deux pauvres enfants, l’un couché au bord d’un trou plein d’eau noire, l’autre plongeant jusqu’au cou, liés par les mains, pleurant face à face, éperdus ; et il me semblait sans cesse entendre une faible voix épuisée qui répétait : “Adieu, petit frère, je te donne ma montre.”
Cette lettre vous semblera bien lugubre, ma chère amie. Je tâcherai, un autre jour, d’être plus gai. »
10 mai 1882
Un bandit corse
Le chemin montait doucement au milieu de la forêt d’Aïtône. Les sapins démesurés élargissaient sur nos têtes une voûte gémissante, poussaient une sorte de plainte continue et triste, tandis qu’à droite comme à gauche leurs troncs minces et droits faisaient une sorte d’armée de tuyaux d’orgue d’où semblait sortir cette musique monotone du vent dans les cimes.
Au bout de trois heures de marche, la foule de ces longs fûts emmêlés s’éclaircit ; de place en place, un pin parasol gigantesque, séparé des autres, ouvert comme une ombrelle énorme, étalait son dôme d’un vert sombre ; puis soudain nous atteignîmes la limite de la forêt, quelque cent mètres au-dessous du défilé qui conduit dans la sauvage vallée du Niolo.
Sur les deux sommets élancés qui dominent ce passage, quelques vieux arbres difformes semblent avoir monté péniblement, comme des éclaireurs partis devant la multitude tassée derrière. Nous étant retournés nous aperçûmes toute la forêt, étendue sous nous, pareille à une immense cuvette de verdure dont les bords, qui semblaient toucher au ciel, étaient faits de rochers nus l’enfermant de toutes parts.
On se remit en route, et dix minutes plus tard nous atteignîmes le défilé.
Alors j’aperçus un surprenant pays. Au delà d’une autre forêt, une vallée, mais une vallée comme je n’en avais jamais vu, une solitude de pierre longue de dix lieues, creusée entre des montagnes hautes de deux mille mètres et sans un champ, sans un arbre visible. C’est le Niolo, la patrie de la liberté corse, la citadelle inaccessible d’où jamais les envahisseurs n’ont pu chasser les montagnards.