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Et le silence recommença.

Je crois que je commençais à m’assoupir quand mon mari me serra le bras ; et sa voix, sifflante, changée, prononça : « Le voyez-vous, là-bas, sous les arbres ? » J’avais beau regarder, je ne distinguais rien. Et lentement Hervé épaula, tout en me fixant dans les yeux. Je me tenais prête moi-même à tirer, et soudain voilà qu’à trente pas devant nous un homme apparut en pleine lumière, qui s’en venait à pas rapides, le corps penché, comme s’il eût fui.

Je fus tellement stupéfaite que je jetai un cri violent ; mais avant que j’eusse pu me retourner, une flamme passa devant mes yeux, une détonation m’étourdit, et je vis l’homme rouler sur le sol comme un loup qui reçoit une balle.

Je poussais des clameurs aiguës, épouvantée, prise de folie ; alors une main furieuse, celle d’Hervé, me saisit à la gorge. Je fus terrassée, puis enlevée dans ses bras robustes. Il courut, me tenant en l’air, vers le corps étendu sur l’herbe, et il me jeta dessus, violemment, comme s’il eût voulu me briser la tête.

Je me sentis perdue ; il allait me tuer ; et déjà il levait sur mon front son talon, quand à son tour il fut enlacé, renversé, sans que j’eusse compris encore ce qui se passait.

Je me dressai brusquement, et je vis, à genoux sur lui, Paquita, ma bonne, qui, cramponnée comme un chat furieux, crispée, éperdue, lui arrachait la barbe, les moustaches et la peau du visage.

Puis, comme saisie brusquement d’une autre idée, elle se releva, et, se jetant sur le cadavre, elle l’enlaça à pleins bras, le baisant sur les yeux, sur la bouche, ouvrant de ses lèvres les lèvres mortes, y cherchant un souffle, et la profonde caresse des amants.

Mon mari, relevé, regardait. Il comprit, et tombant à mes pieds : « Oh ! Pardon, ma chérie, je t’ai soupçonnée et j’ai tué l’amant de cette fille ; c’est mon garde qui m’a trompé. »

Moi, je regardais les étranges baisers de ce mort et de cette vivante ; et ses sanglots, à elle, et ses sursauts d’amour désespéré.

Et de ce moment, je compris que je serais infidèle à mon mari.

28 juin 1882

Clair de lune

Madame Julie Roubère attendait sa sœur aînée, Mme Henriette Létoré, qui revenait d’un voyage en Suisse.

Le ménage Létoré était parti depuis cinq semaines à peu près. Mme Henriette avait laissé son mari retourner seul à leur propriété du Calvados, où des intérêts l’appelaient, et s’en venait passer quelques jours à Paris, chez sa sœur.

Le soir tombait. Dans le petit salon bourgeois, assombri par le crépuscule, Mme Roubère lisait, distraite, les yeux levés à tout bruit.

Le timbre enfin tinta, et sa sœur parut, toute enveloppée en ses grands vêtements de route. Et tout de suite, sans s’être seulement reconnues, elles s’étreignirent violemment, s’arrêtant de s’embrasser pour recommencer aussitôt.

Puis elles parlèrent, s’interrogeant sur leur santé, leur famille et mille autres choses, bavardant, jetant des mots pressés, coupés, sautant l’un après l’autre, pendant que Mme Henriette défaisait son voile et son chapeau.

La nuit était tombée. Mme Roubère sonna pour avoir une lampe, et, dès que la lumière fut venue, elle regarda sa sœur, prête à l’embrasser encore. Mais elle demeura saisie, effarée, sans parler. Sur les tempes, Mme Létoré avait deux grandes mèches de cheveux blancs. Tout le reste de sa tête était d’un noir sombre et luisant ; mais là, là seulement, des deux côtés, s’allongeaient comme deux ruisseaux d’argent qui se perdaient aussitôt dans la masse sombre de la coiffure. Elle avait pourtant vingt-quatre années à peine et cela était venu subitement depuis son départ pour la Suisse. Immobile, Mme Roubère la regardait stupéfaite, prête à pleurer comme si quelque malheur mystérieux et terrible se fût abattu sur sa sœur ; et elle demanda :

« Qu’as-tu, Henriette ? »

Souriant d’un sourire triste, d’un sourire malade, l’autre répondit :

« Mais rien, je t’assure. Tu regardes mes cheveux blancs ? »

Mais Mme Roubère la saisit impétueusement par les épaules, et, la fouillant du regard, elle répéta :

« Qu’as-tu ? Dis-moi ce que tu as. Et si tu mens, je le verrai bien. »

Elles demeuraient face à face, et Mme Henriette, qui devenait pâle à défaillir, avait des larmes au coin de ses yeux baissés.

La sœur répéta :

« Que t’est-il arrivé ? Qu’as-tu ? Réponds-moi ? »

Alors, d’une voix vaincue, l’autre murmura :

« J’ai… j’ai un amant. »

Et, jetant son front sur l’épaule de sa cadette, elle sanglota.

Puis, quand elle se fut un peu calmée, quand les sursauts de sa poitrine s’apaisèrent, elle se mit à parler tout à coup, comme pour rejeter d’elle ce secret, vider cette douleur en un cœur ami.

Alors, se tenant par les mains qu’elles s’étreignaient, les deux femmes allèrent s’affaisser sur un canapé dans le fond sombre du salon, et la plus jeune, passant son bras au cou de l’aînée, la tenant sur son cœur, écouta.

— Oh ! Je me reconnais sans excuse ; je ne me comprends pas moi-même, et je suis folle depuis ce jour. Prends garde, petite, prends garde à toi ; si tu savais comme nous sommes faibles, comme nous cédons, comme nous tombons vite ! Il faut un rien, si peu, si peu, un attendrissement, une de ces mélancolies subites qui vous passent dans l’âme, un de ces besoins d’ouvrir les bras, de chérir et d’embrasser que nous avons toutes, à certains moments.

Tu connais mon mari, et tu sais comme je l’aime ; mais il est mûr et raisonnable, et ne comprend rien à toutes les vibrations tendres d’un cœur de femme. Il est toujours, toujours le même, toujours bon, toujours souriant, toujours complaisant, toujours parfait. Oh ! Comme j’aurais voulu quelquefois qu’il me saisît brusquement dans ses bras, qu’il m’embrassât de ces baisers lents et doux qui mêlent deux êtres, qui sont comme de muettes confidences ; comme j’aurais voulu qu’il eût des abandons, des faiblesses aussi, besoin de moi, de mes caresses, de mes larmes !

Tout cela est bête ; mais nous sommes ainsi, nous autres. Qu’y pouvons-nous ?

Et pourtant jamais la pensée de le tromper ne m’aurait effleurée. Aujourd’hui, c’est fait, sans amour, sans raison, sans rien ; parce qu’il y avait de la lune une nuit, sur le lac de Lucerne.

Depuis un mois que nous voyagions ensemble, mon mari, par son indifférence calme, paralysait mes enthousiasmes, éteignait mes exaltations. Alors que nous descendions les côtes au soleil levant, au galop des quatre chevaux de la diligence, et qu’apercevant, dans la buée transparente du matin, de longues vallées, des bois, des rivières, des villages, je battais des mains, ravie, et que je lui disais : « Comme c’est beau, mon ami, embrasse-moi donc ! », il me répondait avec un sourire bienveillant et froid, en haussant un peu les épaules : « Ce n’est pas une raison pour s’embrasser, parce que le paysage vous plaît. »