Regardez Paris de midi à une heure. Voyez ces fillettes en cheveux, ces petites ouvrières deux par deux, errant sur les trottoirs, provocantes, l’œil hardi, prêtes à accepter tout rendez-vous, cherchant de l’amour par les rues.
Ce sont vos clientes.
Sondez leurs cœurs. Écoutez-les causer :
« Oh moi, ma chère, si j’ai la chance de trouver un garçon riche, je te promets qu’il ne me lâchera pas comme Amélie, ou bien gare le vitriol. »
Et quand un brave garçon passe près d’elle, il reçoit en plein visage, en plein cœur ce regard qui veut dire « quand vous voudrez ». Il s’arrête ; la fille est jolie et toute prête ; il cède.
Un mois plus tard, vous injuriez et condamniez ce gredin qui a abandonné la pauvre fille séduite.
Or, lequel est le limier, lequel est le gibier ?
N’oubliez point ceci, Messieurs :
L’amour est toute la vie des femmes. Elles jouent avec nous comme les chats avec les souris. La jeune fille cherche le mari le plus avantageux qu’elle pourra trouver.
Celles qui quêtent des amants les veulent dans les mêmes conditions.
Quand un homme, sentant le piège, s’échappe de leurs mains, elles se vengent à la façon du chasseur qui tue d’un coup de fusil le lapin échappé du lacet.
Telle est mon humble opinion, basée sur une vieille expérience. Je la soumets à vos méditations.
Et j’ai l’honneur d’être,
Messieurs les présidents des tribunaux,
Messieurs les magistrats,
Messieurs les jurés,
Votre très obéissant serviteur,
MAUFRIGNEUSE. »
12 janvier 1882
Le gâteau
Disons qu’elle s’appelait Mme Anserre, pour qu’on ne découvre point son vrai nom.
C’était une de ces comètes parisiennes qui laissent comme une traînée de feu derrière elles. Elle faisait des vers et des nouvelles, avait le cœur poétique et était belle à ravir. Elle recevait peu, rien que des gens hors ligne, de ceux qu’on appelle communément les princes de quelque chose. Être reçu chez elle constituait un titre, un vrai titre d’intelligence ; du moins on appréciait ainsi ses invitations.
Son mari jouait le rôle de satellite obscur. Être l’époux d’un astre n’est point chose aisée. Celui-là cependant avait eu une idée forte, celle de créer un État dans l’État, de posséder son mérite à lui, mérite de second ordre, il est vrai ; mais enfin, de cette façon, les jours où sa femme recevait, il recevait aussi ; il avait son public spécial qui l’appréciait, l’écoutait, lui prêtait plus d’attention qu’à son éclatante compagne.
Il s’était adonné à l’agriculture ; à l’agriculture en chambre. Il y a comme cela des généraux en chambre, – tous ceux qui naissent, vivent et meurent sur les ronds de cuir du ministère de la Guerre ne le sont-ils pas ? – des marins en chambre, – voir au ministère de la Marine, – des colonisateurs en chambre, etc., etc. Il avait donc étudié l’agriculture, mais il l’avait étudiée profondément, dans ses rapports avec les autres sciences, avec l’économie politique, avec les arts, – on met les arts à toutes les sauces, puisqu’on appelle bien « travaux d’art » les horribles ponts des chemins de fer. Enfin il était arrivé à ce qu’on dît de lui : « C’est un homme fort. » On le citait dans les revues techniques ; sa femme avait obtenu qu’il fût nommé membre d’une commission au ministère de l’Agriculture.
Cette gloire modeste lui suffisait.
Sous prétexte de diminuer les frais, il invitait ses amis le jour où sa femme recevait les siens, de sorte qu’on se mêlait, ou plutôt non, on formait deux groupes. Madame, avec son escorte d’artistes, d’académiciens, de ministres, occupait une sorte de galerie, meublée et décorée dans le style Empire. Monsieur se retirait généralement avec ses laboureurs dans une pièce plus petite, servant de fumoir, et que Mme Anserre appelait ironiquement le salon de l’Agriculture.
Les deux camps étaient bien tranchés. Monsieur, sans jalousie, d’ailleurs, pénétrait quelquefois dans l’Académie, et des poignées de main cordiales étaient échangées ; mais l’Académie dédaignait infiniment le salon de l’Agriculture, et il était rare qu’un des princes de la science, de la pensée ou d’autre chose se mêlât aux laboureurs.
Ces réceptions se faisaient sans frais : un thé, une brioche, voilà tout. Monsieur, dans les premiers temps, avait réclamé deux brioches, une pour l’Académie, une pour les laboureurs ; mais Madame ayant justement observé que cette manière d’agir semblerait indiquer deux camps, deux réceptions, deux partis, Monsieur n’avait point insisté ; de sorte qu’on ne servait qu’une seule brioche, dont Mme Anserre faisait d’abord les honneurs à l’Académie et qui passait ensuite dans le salon de l’Agriculture.
Or, cette brioche fut bientôt, pour l’Académie, un sujet d’observation des plus curieuses. Mme Anserre ne la découpait jamais elle-même. Ce rôle revenait toujours à l’un ou à l’autre des illustres invités. Cette fonction particulière, spécialement honorable et recherchée, durait plus ou moins longtemps pour chacun : tantôt trois mois, rarement plus ; et l’on remarqua que le privilège de « découper la brioche » semblait entraîner avec lui une foule d’autres supériorités, une sorte de royauté ou plutôt de vice-royauté très accentuée.
Le découpeur régnant avait le verbe plus haut, un ton de commandement marqué ; et toutes les faveurs de la maîtresse de maison étaient pour lui, toutes.
On appelait ces heureux dans l’intimité, à mi-voix, derrière les portes, les « favoris de la brioche », et chaque changement de favori amenait dans l’Académie une sorte de révolution. Le couteau était un sceptre, la pâtisserie un emblème ; on félicitait les élus. Les laboureurs jamais ne découpaient la brioche. Monsieur lui-même était toujours exclu, bien qu’il en mangeât sa part.
La brioche fut successivement taillée par des poètes, par des peintres et des romanciers. Un grand musicien mesura les portions pendant quelque temps, un ambassadeur lui succéda. Quelquefois, un homme moins connu, mais élégant et recherché, un de ceux qu’on appelle, suivant les époques, vrai gentleman, ou parfait cavalier, ou dandy, ou autrement, s’assit à son tour devant le gâteau symbolique. Chacun d’eux, pendant son règne éphémère, témoignait à l’époux une considération plus grande ; puis quand l’heure de sa chute était venue, il passait à un autre le couteau et se mêlait de nouveau dans la foule des suivants et admirateurs de la « belle Madame Anserre ».
Cet état de choses dura longtemps, longtemps ; mais les comètes ne brillent pas toujours du même éclat. Tout vieillit par le monde. On eût dit, peu à peu, que l’empressement des découpeurs s’affaiblissait ; ils semblaient hésiter parfois, quand on leur tendait le plat ; cette charge jadis tant enviée devenait moins sollicitée ; on la conservait moins longtemps ; on en paraissait moins fier. Mme Anserre prodiguait les sourires et les amabilités ; hélas, on ne coupait plus volontiers. Les nouveaux venus semblaient s’y refuser. Les « anciens favoris » reparurent un à un comme des princes détrônés qu’on replace un instant au pouvoir. Puis, les élus devinrent rares, tout à fait rares. Pendant un mois, ô prodige, M. Anserre ouvrit le gâteau ; puis il eut l’air de s’en lasser ; et l’on vit un soir Mme Anserre, la belle Madame Anserre, découper elle-même.