Deux ans encore se passent. Et voilà qu’un jour, en feuilletant de vieux papiers, il retrouve, copiées par lui, ces rimes qu’il a tant cherchées.
C’étaient les vers restés lisibles sur la bourre du fusil dont on s’était autrefois servi pour le meurtre.
Alors il recommence tout seul l’enquête. Il interroge avec astuce, fouille dans les meubles de son ami, tant et si bien qu’il retrouve le livre dont la feuille avait été arrachée.
C’est en ce cœur de père que se passe maintenant le drame. Son fils est le gendre de celui qu’il soupçonne si violemment ; mais, si celui qu’il soupçonne est coupable, il a tué son frère pour lui voler sa fiancée ! Est-il un crime plus monstrueux ?
Le magistrat l’emporte sur le père. Le procès recommence. L’assassin véritable est, en effet, le frère. On le condamne.
Voilà les faits qu’on m’indique. On les affirme vrais. Les pourrions-nous employer dans un livre sans avoir l’air d’imiter servilement MM. de Montépin et du Boisgobey ?
Donc, en littérature comme dans la vie, l’axiome : « Toute vérité n’est pas bonne à dire » me paraît parfaitement applicable.
J’appuie sur cet exemple, qui me paraît frappant. Un roman fait avec une donnée pareille laisserait tous les lecteurs incrédules, et révolterait tous les vrais artistes.
6 août 1882
Voyage de noce
PERSONNAGES :
Mme RIVOIL, cinquante ans.
Mme BEVELIN, soixante ans.
Un salon. – Sur le guéridon un livre ouvert : la Chanson des nouveaux époux, par Mme Juliette Lamber.
Mme RIVOIL. — Ça m’a fait un singulier effet, ce livre. C’est mon poème que je viens de lire, le poème dont j’ai été l’héroïne, il y a trente ans passés. Vous me voyez les yeux rouges, ma chère amie : c’est que je pleure comme une fontaine depuis deux heures ; je pleure tout ce vieux passé, si court, et fini, fini… fini.
Mme BEVELIN. — Pourquoi tant regretter les choses disparues ?
Mme RIVOIL. — Oh ! Je ne regrette que celle-ci, mon voyage de noce. Et voilà pourquoi ce livre, la Chanson des nouveaux époux, m’a bouleversée à ce point.
Il n’y a dans la vie qu’un rêve réalisé, celui-là. Songez donc. On part, seule avec lui, quel qu’il soit. On va, seule avec lui, toujours, partout, mêlée à lui, pénétrée d’une délicieuse et inoubliable tendresse. Nous n’avons, dans l’existence, qu’une heure de vraie poésie, celle-là ; qu’une seule illusion, si complète que le réveil a lieu seulement des mois après ; qu’un seul enivrement, si grand que tout disparaît, tout, hormis Lui. Vous me direz que souvent on ne l’aime pas vraiment. Qu’importe ? On ne le sait pas, alors, on croit l’aimer ; et c’est l’amour qu’on aime. Il est l’amour, il est toutes nos illusions visibles, il est toutes nos attentes réalisées ; il est l’espoir saisi ; il est Celui à qui nous allons pouvoir nous dévouer, à qui nous nous sommes données ; il est l’Ami, notre Maître, notre Seigneur, tout.
Notre rêve, à nous femmes, c’est d’aimer, et d’avoir pour nous seules, tout à fait pour nous, dans un incessant tête-à-tête, celui que nous adorons, et qui nous adore aussi, croyons-nous. Pendant ce premier mois tout cela s’accomplit. Mais il n’y a que ce mois-là dans l’existence, pas un autre… pas un autre !
Je l’ai fait, ce voyage d’amour classique que chante Mme Juliette Lamber ; et, ce matin, mon cœur frémissait, bondissait, défaillait en retrouvant là, dans ce livre, tous ces lieux restés chers, les seuls où je fus vraiment heureuse ; et en relisant, trente ans après, les choses qu’il me disait jadis, il me semblait recommencer ce doux passé… J’entendais sa voix, je voyais ses yeux.
Oh ! Comme il m’a fait souffrir depuis.
Oui, oui, toute ma vraie joie est enfermée dans mon voyage de noce. Je me le rappelle comme d’hier.
Au lieu de faire comme tous, de partir le soir même pour évaporer en des auberges quelconques ces premières gouttes de bonheur, et gâter, au coudoiement des garçons d’hôtel en tablier blanc et des employés de chemin de fer cette première fraîcheur de l’intimité, ce duvet de l’amour, nous sommes restés tout seuls, en tête à tête, enfermés, embrassés, en une petite maison solitaire à la campagne.
Puis, quand ma tendresse, hésitante, inquiète, troublée d’abord, eut grandi dans ses baisers ; quand cette étincelle que j’avais au cœur fut devenue flamme et me brûla tout entière, il m’emporta à travers ce voyage qui fut un rêve.
Oh ! Oui, je me le rappelle !
Je sais d’abord que je restai six jours tout près de lui, dans une chaise de poste qui roulait sur des routes. J’apercevais de temps en temps un morceau de paysage par la portière ; mais ce que je vis le mieux assurément, c’est une moustache blonde et frisée qui s’approchait à tout moment de ma figure.
J’entrai dans une ville dont je ne distinguai rien ; puis je me sentis sur un bateau qui s’en allait vers Naples, paraît-il.
Nous étions debout, côte à côte, sur ce plancher qui se balançait. J’avais une main sur son épaule ; et c’est alors que je commençai à m’apercevoir de ce qui se passait autour de moi.
Nous regardions courir les côtes de la Provence, car c’était la Provence que je venais de traverser. La mer immobile, figée, comme durcie dans une chaleur lourde qui tombait du soleil, s’étalait sous un ciel infini. Les roues battaient l’eau et troublaient son calme sommeil. Et, derrière nous, une longue trace écumeuse, une grande traînée pâle où l’onde remuée moussait comme du champagne, allongeait jusqu’à perte de vue le sillage tout droit du bâtiment.
Soudain, vers l’avant, à quelques brasses de nous seulement, un énorme poisson, un dauphin, bondit hors de l’eau, puis y replongea, la tête la première, et disparut. J’eus peur, je poussai un cri et je me jetai toute saisie sur la poitrine de René. Puis je me mis à rire de ma frayeur et je regardais anxieuse si la bête n’allait plus reparaître. Au bout de quelques secondes, elle jaillit de nouveau comme un gros joujou mécanique. Puis elle retomba, ressortit encore ; puis elles furent deux, puis trois, puis six qui semblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte à leur frère monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer. Elles passaient à gauche, revenaient à droite du navire, et toujours, tantôt ensemble, tantôt l’une après l’autre, comme dans un jeu, dans une poursuite gaie, elles s’élançaient en l’air par un grand saut qui décrivait une courbe, puis elles replongeaient à la queue leu leu.
Et je battais des mains, ravie à chaque apparition des énormes et souples nageurs. Oh ! Ces poissons, ces gros poissons ! J’ai gardé d’eux un souvenir délicieux. Pourquoi ? Je n’en sais rien, rien du tout. Mais ils sont restés là, dans mon regard, dans ma pensée et dans mon cœur.
Tout à coup ils disparurent. Je les aperçus encore une fois, très loin, vers la pleine mer ; puis je ne les vis plus, et je ressentis, pendant une seconde, un chagrin de leur départ.
Le soir venait, un soir calme, doux, radieux, plein de clarté, de paix heureuse. Pas un frisson dans l’air ou sur l’eau ; et ce repos illimité de la mer et du ciel s’étendait à mon âme engourdie, où pas un frisson non plus ne passait. Le grand soleil s’enfonçait doucement là-bas, vers l’Afrique invisible, l’Afrique ! La terre brûlante dont je croyais déjà sentir les ardeurs ; mais une sorte de caresse fraîche, qui n’était cependant pas même une apparence de brise, effleura mon visage lorsque l’astre eut disparu.