Ce fut le plus beau soir de ma vie.
Je ne voulus pas rentrer dans notre cabine, où l’on respirait toutes ces horribles odeurs de navire. Nous nous étendîmes tous les deux sur le pont, roulés en des manteaux ; et nous n’avons pas dormi. Oh ! Que de rêves ! Que de rêves !
Le bruit monotone des roues me berçait, et je regardais sur ma tête ces légions d’étoiles si claires, d’une lumière aiguë, scintillante et comme mouillée, dans ce ciel pur du Midi.
Vers le matin, cependant, je m’assoupis. Des bruits, des voix me réveillèrent. Les matelots, en chantant faisaient la toilette du navire. Et nous nous sommes levés.
Je buvais la saveur de la brume salée, elle me pénétrait jusqu’au bout des doigts. Je regardai l’horizon. Vers l’avant, quelque chose de gris, de confus encore dans l’aube naissante, une sorte d’accumulation de nuages singuliers, pointus, déchiquetés, semblait posée sur la mer.
Puis cela apparut plus distinct, les formes se dessinèrent davantage sur le ciel éclairci : une grande ligne de montagnes cornues et bizarres se levait devant nous, la Corse, enveloppée dans une sorte de voile léger.
Le capitaine, un vieux petit homme, tanné, séché, raccourci, racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut sur le pont et, d’une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par les cris poussés dans les tempêtes, me demanda :
« La sentez-vous, cette gueuse-là ? »
Et je sentais, en effet, une forte, une étrange, une puissante odeur de plantes, d’arômes sauvages.
Le capitaine reprit :
« C’est la Corse qui sent comme ça. Après vingt ans d’absence, je la reconnaîtrais à cinq milles au large. J’en suis, Madame. Lui, là-bas, à Sainte-Hélène, parlait toujours de l’odeur de son pays. Il était de ma famille. »
Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salua, là-bas dans l’inconnu, l’Empereur, qui était de sa famille.
J’avais envie de pleurer.
Le lendemain, j’étais à Naples ; et je le fis, étape par étape, ce voyage dans le bonheur que raconte le livre de Mme Juliette Lamber.
Je vis, au bras de René, tous ces lieux restés si chers, dont l’écrivain fait un cadre à ses scènes d’amour ; c’est le livre des jeunes époux, celui-là, le livre qu’ils devront emporter là-bas et garder, comme une relique, une fois revenus, le livre qu’elle relira toujours.
Quand je rentrai dans Marseille après ce mois passé dans le bleu, une inexplicable tristesse m’envahit. Je sentais vaguement que c’était fini ; que j’avais fait le tour du bonheur.
18 août 1882
Une passion
La mer était brillante et calme, à peine remuée par la marée, et sur la jetée toute la ville du Havre regardait entrer les navires.
On les voyait au loin, nombreux, les uns, les grands vapeurs, empanachés de fumée ; les autres, les voiliers, traînés par des remorqueurs presque invisibles, dressant sur le ciel leurs mâts nus, comme des arbres dépouillés.
Ils accouraient de tous les bouts de l’horizon vers la bouche étroite de la jetée qui mangeait ces monstres ; et ils gémissaient, ils criaient, ils sifflaient, en expectorant des jets de vapeur comme une haleine essoufflée.
Deux jeunes officiers se promenaient sur le môle couvert de monde, saluant, salués, s’arrêtant parfois pour causer.
Soudain, l’un d’eux, le plus grand, Paul d’Henricel, serra le bras de son camarade Jean Renoldi, puis, tout bas : « Tiens, voici Mme Poinçot ; regarde bien, je t’assure qu’elle te fait de l’œil. »
Elle s’en venait au bras de son mari, un riche armateur. C’était une femme de quarante ans environ, encore fort belle, un peu grosse, mais restée fraîche comme à vingt ans par la grâce de l’embonpoint. On l’appelait, parmi ses amis, la Déesse, à cause de son allure fière, de ses grands yeux noirs, de toute la noblesse de sa personne. Elle était restée irréprochable ; jamais un soupçon n’avait effleuré sa vie. On la citait comme un exemple de femme honorable et simple, si digne qu’aucun homme n’avait osé songer à elle.
Et voilà que depuis un mois Paul d’Henricel affirmait à son ami Renoldi que Mme Poinçot le regardait avec tendresse ; et il insistait : « Sois sûr que je ne me trompe pas ; j’y vois clair, elle t’aime ; elle t’aime passionnément, comme une femme chaste qui n’a jamais aimé. Quarante ans est un âge terrible pour les femmes honnêtes, quand elles ont des sens ; elles deviennent folles et font des folies. Celle-là est touchée, mon bon ; comme un oiseau blessé, elle tombe, elle va tomber dans tes bras… Tiens, regarde. »
La grande femme, précédée de ses deux filles âgées de douze et de quinze ans, s’en venait, pâlie soudain en apercevant l’officier. Elle le regardait ardemment, d’un œil fixe, et ne semblait plus rien voir autour d’elle, ni ses enfants, ni son mari, ni la foule. Elle rendit le salut des jeunes gens sans baisser son regard allumé d’une telle flamme qu’un doute, enfin, pénétra dans l’esprit du lieutenant Renoldi.
Son ami murmura : « J’en étais sûr. As-tu vu, cette fois ? Bigre, c’est encore un riche morceau. »
Mais Jean Renoldi ne voulait point d’intrigue mondaine. Peu chercheur d’amour, il désirait avant tout une vie calme et se contentait des liaisons d’occasion qu’un jeune homme rencontre toujours. Tout l’accompagnement de sentimentalité, les attentions, les tendresses qu’exige une femme bien élevée, l’ennuyaient. La chaîne, si légère qu’elle soit, que noue toujours une aventure de cette espèce, lui faisait peur. Il disait : « Au bout d’un mois j’en ai par-dessus la tête, et je suis obligé de patienter six mois par politesse. » Puis, une rupture l’exaspérait, avec les scènes, les allusions, les cramponnements de la femme abandonnée.
Il évita de rencontrer Mme Poinçot.
Or un soir il se trouva près d’elle, à table, dans un dîner ; et il eut sans cesse sur la peau, dans l’œil et jusque dans l’âme, le regard ardent de sa voisine ; leurs mains se rencontrèrent et, presque involontairement, se serrèrent. C’était déjà le commencement d’une liaison.
Il la revit, malgré lui toujours. Il se sentait aimé ; il s’attendrit, envahi d’une espèce d’apitoiement vaniteux pour la passion violente de cette femme. Il se laissa donc adorer, et fut simplement galant, espérant bien en rester au sentiment.
Mais elle lui donna un jour un rendez-vous, pour se voir et causer librement, disait-elle. Elle tomba, pâmée, dans ses bras ; et il fut bien contraint d’être son amant.
Et cela dura six mois. Elle l’aima d’un amour effréné, haletant. Murée dans cette passion fanatique, elle ne songeait plus à rien ; elle s’était donnée, toute ; son corps, son âme, sa réputation, sa situation, son bonheur, elle avait tout jeté dans cette flamme de son cœur comme on jetait, pour un sacrifice, tous ses objets précieux en un bûcher.