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— Non pas, tout cela était sain.

— Avez-vous bien observé si l’estomac fonctionnait régulièrement ? Une attaque provient souvent d’une mauvaise digestion.

— Il n’y a pas eu d’attaque. »

M. Daron, très perplexe, s’agitait :

« Mais voyons : il est mort de quelque chose, enfin ! De quoi, à votre avis ? »

Le médecin leva les bras : « Je ne sais rien, absolument rien. Il est mort parce qu’il est mort, voilà. »

M. Daron alors, d’une voix émue, demanda : « Quel âge avait-il donc au juste, celui-là ? Je ne me le rappelle plus.

— Quatre-vingt-neuf ans. »

Et le petit vieux, d’un air incrédule et rassuré, s’écria : « Quatre-vingt-neuf ans ! Mais, alors, ce n’est pourtant pas non plus la vieillesse !… »

26 septembre 1882

Un million

C’était un modeste ménage d’employés. Le mari, commis de ministère, correct et méticuleux, accomplissait strictement son devoir. Il s’appelait Léopold Bonnin. C’était un petit jeune homme qui pensait en tout ce qu’on devait penser. Élevé religieusement, il devenait moins croyant depuis que la République tendait à la séparation de l’Église et de l’État. Il disait bien haut, dans les corridors de son ministère : « Je suis religieux, très religieux même, mais religieux à Dieu ; je ne suis pas clérical. »

Il avait avant tout la prétention d’être un honnête homme, et il le proclamait en se frappant la poitrine. Il était, en effet, un honnête homme dans le sens le plus terre à terre du mot. Il venait à l’heure, partait à l’heure, ne flânait guère, et se montrait toujours fort droit sur la « question d’argent ». Il avait épousé la fille d’un collègue pauvre, mais dont la sœur était riche d’un million, ayant été épousée par amour. Elle n’avait pas eu d’enfants, d’où une désolation pour elle, et ne pouvait laisser son bien, par conséquent, qu’à sa nièce.

Cet héritage était la pensée de la famille. Il planait sur la maison, planait sur le ministère tout entier ; on savait que « Les Bonnin auraient un million ».

Les jeunes gens non plus n’avaient pas d’enfants, mais ils n’y tenaient guère, vivant tranquilles dans leur étroite et placide honnêteté. Leur appartement était propre, rangé, dormant, car ils étaient calmes et modérés en tout ; et ils pensaient qu’un enfant troublerait leur vie, leur intérieur, leur repos.

Ils ne se seraient pas efforcés de rester sans descendance ; mais puisque le ciel ne leur en avait point envoyé, tant mieux.

La tante au million se désolait de leur stérilité et leur donnait des conseils pour la faire cesser. Elle avait essayé autrefois, sans succès, de mille pratiques révélées par des amis ou des chiromanciennes ; depuis qu’elle n’était plus en âge de procréer, on lui avait indiqué mille autres moyens qu’elle supposait infaillibles en se désolant de n’en pouvoir faire l’expérience, mais elle s’acharnait à les découvrir à ses neveux, et leur répétait à tout moment : « Eh bien, avez-vous essayé ce que je vous recommandais l’autre jour ? »

Elle mourut. Ce fut dans le cœur des deux jeunes gens une de ces joies secrètes qu’on voile de deuil vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres. La conscience se drape de noir, mais l’âme frémit d’allégresse.

Ils furent avisés qu’un testament était déposé chez un notaire. Ils y coururent à la sortie de l’église.

La tante, fidèle à l’idée fixe de toute sa vie, laissait un million à leur premier-né, avec la jouissance de rente aux parents jusqu’à leur mort. Si le jeune ménage n’avait pas d’héritier avant trois ans, cette fortune irait aux pauvres.

Ils furent stupéfaits, atterrés. Le mari tomba malade et demeura huit jours sans retourner au bureau. Puis, quand il fut rétabli, il se promit avec énergie d’être père.

Pendant six mois, il s’y acharna jusqu’à n’être plus que l’ombre de lui-même. Il se rappelait maintenant tous les moyens de la tante et les mettait en œuvre consciencieusement, mais en vain. Sa volonté désespérée lui donnait une force factice qui faillit lui devenir fatale.

L’anémie le minait ; on craignait la phtisie. Un médecin consulté l’épouvanta et le fit rentrer dans son existence paisible, plus paisible même qu’autrefois, avec un régime réconfortant.

Des bruits gais couraient au ministère, on savait la désillusion du testament et on plaisantait dans toutes les divisions sur ce fameux « coup du million ». Les uns donnaient à Bonnin des conseils plaisants ; d’autres s’offraient avec outrecuidance pour remplir la clause désespérante. Un grand garçon surtout, qui passait pour un viveur terrible, et dont les bonnes fortunes étaient célèbres par les bureaux, le harcelait d’allusions, de mots grivois, se faisant fort, disait-il, de le faire hériter en vingt minutes.

Léopold Bonnin, un jour, se fâcha, et, se levant brusquement avec sa plume derrière l’oreille, lui jeta cette injure : « Monsieur, vous êtes un infâme ; si je ne me respectais pas, je vous cracherais au visage. »

Des témoins furent envoyés, ce qui mit tous les ministères en émoi pendant trois jours. On ne rencontrait qu’eux dans les couloirs, se communiquant des procès-verbaux, et des points de vue sur l’affaire. Une rédaction fut enfin adoptée à l’unanimité par les quatre délégués et acceptée par les deux intéressés qui échangèrent gravement un salut et une poignée de main devant le chef de bureau, en balbutiant quelques paroles d’excuse.

Pendant le mois qui suivit, ils se saluèrent avec une cérémonie voulue et un empressement bien élevé, comme des adversaires qui se sont trouvés face à face. Puis un jour, s’étant heurtés au tournant d’un couloir, M. Bonnin demanda avec un empressement digne : « Je ne vous ai point fait mal, Monsieur ? » L’autre répondit : « Nullement, Monsieur. »

Depuis ce moment, ils crurent convenable d’échanger quelques paroles en se rencontrant. Puis, ils devinrent peu à peu plus familiers ; ils prirent l’habitude l’un et l’autre, se comprirent, s’estimèrent en gens qui s’étaient méconnus, et devinrent inséparables.

Mais Léopold était malheureux dans son ménage. Sa femme le harcelait d’allusions désobligeantes, le martyrisait de sous-entendus. Et le temps passait ; un an déjà s’était écoulé depuis la mort de la tante. L’héritage semblait perdu.

Mme Bonnin, en se mettant à table, disait : « Nous avons peu de choses pour le dîner ; il en serait autrement si nous étions riches. »

Quand Léopold partait pour le bureau, Mme Bonnin, en lui donnant sa canne, disait : « Si nous avions cinquante mille livres de rente, tu n’aurais pas besoin d’aller trimer là-bas, monsieur le gratte-papier. »

Quand Mme Bonnin allait sortir par les jours de pluie, elle murmurait : « Si on avait une voiture, on ne serait pas forcé de se crotter par des temps pareils. »

Enfin, à toute heure, en toute occasion, elle semblait reprocher à son mari quelque chose de honteux, le rendant seul coupable, seul responsable de la perte de cette fortune.

Exaspéré il finit par l’emmener chez un grand médecin qui, après une longue consultation, ne se prononça pas, déclarant qu’il ne voyait rien ; que le cas se présentait assez fréquemment ; qu’il en est des corps comme des esprits ; qu’après avoir vu tant de ménages disjoints par incompatibilité d’humeur, il n’était pas étonnant d’en voir d’autres stériles par incompatibilité physique. Cela coûta quarante francs.