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Un an s’écoula, la guerre était déclarée, une guerre incessante, acharnée, entre les deux époux, une sorte de haine épouvantable. Et Mme Bonnin ne cessait de répéter : « Est-ce malheureux, de perdre une fortune parce qu’on a épousé un imbécile ! » ou bien : « Dire que si j’étais tombée sur un autre homme, j’aurais aujourd’hui cinquante mille livres de rente ! » ou bien : « Il y a des gens qui sont toujours gênants dans la vie. Ils gâtent tout. »

Les dîners, les soirées surtout devenaient intolérables. Ne sachant plus que faire, Léopold, un soir, craignant une scène horrible au logis, amena son ami, Frédéric Morel, avec qui il avait failli se battre en duel. Morel fut bientôt l’ami de la maison, le conseiller écouté des deux époux.

Il ne restait plus que six mois avant l’expiration du dernier délai donnant aux pauvres le million ; et peu à peu Léopold changeait d’allures vis-à-vis de sa femme, devenait lui-même agressif, la piquait souvent par des insinuations obscures, parlait d’une façon mystérieuse de femmes d’employés qui avaient su faire la situation de leur mari.

De temps en temps, il racontait quelque histoire d’avancement surprenant tombé sur un commis. « Le père Ravinot, qui était surnuméraire voici cinq ans, vient d’être nommé sous-chef. » Mme Bonnin prononçait : « Ce n’est pas toi qui saurais en faire autant. »

Alors Léopold haussait les épaules. « Avec ça qu’il en fait plus qu’un autre. Il a une femme intelligente, voilà tout. Elle a su plaire au chef de division, et elle obtient tout ce qu’elle veut. Dans la vie il faut savoir s’arranger pour n’être pas dupé par les circonstances. »

Que voulait-il dire au juste ? Que comprit-elle ? Que se passa-t-il ? Ils avaient chacun un calendrier, et marquaient les jours qui les séparaient du terme fatal, et chaque semaine ils sentaient une folie les envahir, une rage désespérée, une exaspération éperdue avec un tel désespoir, qu’ils devenaient capables d’un crime s’il avait fallu le commettre.

Et voilà qu’un matin, Mme Bonnin dont les yeux luisaient et dont toute la figure semblait radieuse, passa ses deux mains sur les épaules de son mari, et, le regardant jusqu’à l’âme, d’un regard fixe et joyeux, elle dit, tout bas : « Je crois que je suis enceinte. » Il eut une telle secousse au cœur qu’il faillit tomber à la renverse ; et brusquement, il saisit sa femme dans ses bras, l’embrassa éperdument, l’assit sur ses genoux, l’étreignit encore comme une enfant adorée, et, succombant à l’émotion, il pleura, il sanglota.

Deux mois après, il n’avait plus de doutes. Il la conduisit alors chez un médecin pour faire constater son état et porta le certificat obtenu chez le notaire dépositaire du testament.

L’homme de loi déclara que, du moment que l’enfant existait, né ou à naître, il s’inclinait et qu’il surseoirait à l’exécution jusqu’à la fin de la grossesse.

Un garçon naquit, qu’ils nommèrent Dieudonné, en souvenir de ce qui s’était pratiqué dans les maisons royales.

Ils furent riches.

Or, un soir, comme M. Bonnin rentrait chez lui où devait dîner son ami Frédéric Morel, sa femme lui dit d’un ton simple : « Je viens de prier notre ami Frédéric de ne plus mettre les pieds ici, il a été inconvenant avec moi. » Il la regarda une seconde avec un sourire reconnaissant dans l’œil, puis il ouvrit les bras ; elle s’y jeta et ils s’embrassèrent longtemps, longtemps comme deux bons petits époux, bien tendres, bien unis, bien honnêtes.

Et il faut entendre Mme Bonnin parler des femmes qui ont failli par amour, et de celles qu’un grand élan de cœur a jetées dans l’adultère.

2 novembre 1882

Le baiser

« Ma chère mignonne,

Donc, tu pleures du matin au soir et du soir au matin parce que ton mari t’abandonne ; tu ne sais que faire, et tu implores un conseil de ta vieille tante que tu supposes apparemment bien experte. Je n’en sais pas si long que tu crois, et cependant je ne suis point sans doute tout à fait ignorante dans cet art d’aimer ou plutôt de se faire aimer, qui te manque un peu. Je puis bien, à mon âge, avouer cela.

Tu n’as pour lui, me dis-tu que des attentions, que des douceurs, que des caresses, que des baisers. Le mal vient peut-être de là ; je crois que tu l’embrasses trop.

Ma chérie, nous avons aux mains le plus terrible pouvoir qui soit : l’amour.

L’homme, doué de sa force physique, l’exerce par la violence. La femme, douée du charme, domine par la caresse. C’est notre arme, arme redoutable, invincible, mais qu’il faut savoir manier.

Nous sommes, sache-le bien, les maîtresses de la terre. Raconter l’histoire de l’Amour depuis les origines du monde, ce serait raconter l’homme lui-même. Tout vient de là, les arts, les grands événements, les mœurs, les coutumes, les guerres, les bouleversements d’empires.

Dans la Bible, tu trouves Dalila, Judith ; dans la Fable, Omphale, Hélène ; dans l’Histoire, les Sabines, Cléopâtre et bien d’autres.

Donc, nous régnons, souveraines toutes-puissantes. Mais il nous faut, comme les rois, user d’une diplomatie délicate.

L’Amour, ma chère petite, est fait de finesses, d’imperceptibles sensations.

Nous savons qu’il est fort comme la Mort ; mais il est aussi fragile que le verre. Le moindre choc le brise et notre domination s’écroule alors, sans que nous puissions la rééditer.

Nous avons la faculté de nous faire adorer, mais il nous manque une toute petite chose, le discernement des nuances dans la caresse, le flair subtil du TROP dans la manifestation de notre tendresse. Aux heures d’étreinte nous perdons le sentiment des finesses, tandis que l’homme que nous dominons reste maître de lui, demeure capable de juger le ridicule de certains mots, le manque de justesse de certains gestes.

Prends bien garde à cela, ma mignonne : c’est le défaut de notre cuirasse, c’est notre talon d’Achille.

Sais-tu d’où vient notre vraie puissance ? Du baiser, du seul baiser ! Quand nous savons tendre et abandonner nos lèvres, nous pouvons devenir des reines.

Le baiser n’est qu’une préface pourtant. Mais une préface charmante, plus délicieuse que l’œuvre elle-même, une préface qu’on relit sans cesse, tandis qu’on ne peut pas toujours… relire le livre.

Oui, la rencontre des bouches est la plus parfaite, la plus divine sensation qui soit donnée aux humains, la dernière, la suprême limite du bonheur.

C’est dans le baiser, dans le seul baiser qu’on croit parfois sentir cette impossible union des âmes que nous poursuivons, cette confusion des cœurs défaillants.

Te rappelles-tu les vers de Sully Prudhomme :

“Les caresses ne sont que d’inquiets transports, Infructueux essais du pauvre amour qui tente L’impossible union des âmes par le corps.”