Une seule caresse donne cette sensation profonde, immatérielle des deux êtres ne faisant plus qu’un, c’est le baiser. Tout le délire violent de la complète possession ne vaut cette frémissante approche des bouches, ce premier contact humide et frais, puis cette attache immobile, éperdue et longue, si longue, de l’une à l’autre !
Donc, ma belle, le baiser est notre arme la plus forte, mais il faut craindre de l’émousser. Sa valeur, ne l’oublie pas, est relative, purement convention. Elle change sans cesse suivant les circonstances, les dispositions du moment, l’état d’attente et d’extase de l’esprit. Je vais m’appuyer sur un exemple.
Un autre poète, François Coppée, a fait un vers que nous avons toutes dans la mémoire, un vers que nous trouvons adorable, qui nous fait tressaillir jusqu’au cœur.
Après avoir décrit l’attente de l’amoureux dans une chambre fermée, par un soir d’hiver, ses inquiétudes, ses impatiences nerveuses, sa crainte horrible de ne pas LA voir venir, il raconte l’arrivée de la femme aimée qui entre enfin, toute pressée, essoufflée, apportant du froid dans ses jupes, et il s’écrie :
“Oh ! les premiers baisers à travers la voilette !”
N’est-ce point là un vers d’un sentiment exquis, d’une observation délicate et charmante, d’une parfaite vérité. Toutes celles qui ont couru au rendez-vous clandestin, que la passion a jetées dans les bras d’un homme, les connaissent bien ces délicieux premiers baisers à travers la voilette, et frémissent encore à leur souvenir. Et pourtant ils ne tirent leur charme que des circonstances, du retard, de l’attente anxieuse ; mais, en vérité, au point de vue purement, ou, si tu préfères, impurement sensuel, ils sont détestables.
Réfléchis. Il fait froid dehors. La jeune femme a marché vite, la voilette est toute mouillée par son souffle refroidi. Des gouttelettes d’eau brillent dans les mailles de dentelle noire. L’amant se précipite et colle ses lèvres ardentes à cette vapeur de poumons liquéfiée. Le voile humide, qui déteint et porte la saveur ignoble des colorations chimiques, pénètre dans la bouche du jeune homme, mouille sa moustache. Il ne goûte nullement aux lèvres de la bien-aimée, il ne goûte que la teinture de cette dentelle trempée d’haleine froide.
Et pourtant nous nous écrions toutes, comme le poète :
Donc la valeur de cette caresse étant toute conventionnelle, il faut craindre de la déprécier.
Eh bien, ma chérie, je t’ai vue en plusieurs occasions très maladroite. Tu n’es pas la seule, d’ailleurs ; la plupart des femmes perdent leur autorité par l’abus seul des baisers, des baisers intempestifs. Quand elles sentent leur mari ou leur amant un peu las, à ces heures d’affaissement où le cœur a besoin de repos comme le corps, au lieu de comprendre ce qui se passe en lui, elles s’acharnent en des caresses inopportunes, se lassent par l’obstination des lèvres tendues, le fatiguent en l’étreignant sans rime ni raison.
Crois-en mon expérience. D’abord n’embrasse jamais ton mari en public, en wagon, au restaurant. C’est du plus mauvais goût ; refoule ton envie. Il se sentirait ridicule et t’en voudrait toujours.
Méfie-toi surtout des baisers inutiles prodigués dans l’intimité. Tu en fais, j’en suis certaine, une effroyable consommation.
Ainsi je t’ai vue un jour tout à fait choquante. Tu ne te le rappelles pas sans doute.
Nous étions tous trois dans ton petit salon, et, comme vous ne vous gêniez guère devant moi, ton mari te tenait sur ses genoux et t’embrassait longuement la nuque, la bouche perdue dans les cheveux frisés du cou. Soudain tu as crié : « Ah ! Le feu ! » Vous n’y songiez guère, il s’éteignait. Quelques tisons assombris expirants rougissaient à peine le foyer. Alors il s’est levé, s’élançant vers le coffre à bois où il saisit deux bûches énormes qu’il rapportait à grand’peine, quand tu es venue vers lui les lèvres mendiantes, murmurant : « Embrasse-moi. » Il tourna la tête avec effort en soutenant péniblement les souches. Alors tu posas doucement, lentement, ta bouche sur celle du malheureux qui demeura le col de travers, les reins tordus, les bras rompus, tremblant de fatigue et d’effort désespéré. Et tu éternisas ce baiser de supplice sans voir et sans comprendre. Puis, quand tu le laissas libre, tu te mis à murmurer d’un air fâché : « Comme tu m’embrasses mal. » – Parbleu, ma chérie !
Oh ! Prends garde à cela. Nous avons toutes cette sotte manie, ce besoin inconscient et bête de nous précipiter aux moments les plus mal choisis : quand il porte un verre plein d’eau, quand il remet ses bottes, quand il renoue sa cravate, quand il se trouve enfin dans quelque posture pénible, et de l’immobiliser par une gênante caresse qui le fait rester une minute avec un geste commencé et le seul désir d’être débarrassé de nous.
Surtout ne juge pas insignifiante et mesquine cette critique. L’amour est délicat, ma petite : un rien le froisse ; tout dépend, sache-le, du tact de nos câlineries. Un baiser maladroit peut faire bien du mal.
Expérimente mes conseils.
Ta vieille tante,
COLETTE.
Pour copie conforme :
MAUFRIGNEUSE. »
14 novembre 1882
Ma femme
C’était à la fin d’un dîner d’hommes, d’hommes mariés, anciens amis, qui se réunissaient quelquefois sans leurs femmes, en garçons, comme jadis. On mangeait longtemps, on buvait beaucoup ; on parlait de tout, on remuait des souvenirs vieux et joyeux, ces souvenirs chauds qui font, malgré soi, sourire les lèvres et frémir le cœur. On disait :
— Te rappelles-tu, Georges, notre excursion à Saint-Germain avec ces deux fillettes de Montmartre ?
— Parbleu ! Si je me le rappelle.
Et on retrouvait des détails, et ceci et cela, mille petites choses, qui faisaient plaisir encore aujourd’hui.
On vint à parler du mariage, et chacun dit avec un air sincère : « Oh ! Si c’était à recommencer !… » Georges Duportin ajouta : « C’est extraordinaire comme on tombe là-dedans facilement. On était bien décidé à ne jamais prendre femme ; et puis, au printemps on part pour la campagne ; il fait chaud ; l’été se présente bien ; l’herbe est fleurie ; on rencontre une jeune fille chez des amis… v’lan ! C’est fait. On revient marié. »
Pierre Létoile s’écria : « Juste ! C’est mon histoire, seulement j’ai des détails particuliers… »
Son ami l’interrompit : « Quant à toi ne te plains pas. Tu as bien la plus charmante femme du monde, jolie, aimable, parfaite ; tu es, certes, le plus heureux de nous. »
L’autre reprit :
— Ce n’est pas ma faute.
— Comment ça ?
— C’est vrai que j’ai une femme parfaite ; mais je l’ai bien épousée malgré moi.
— Allons donc !
— Oui… Voici l’aventure. J’avais trente-cinq ans, et je ne pensais pas plus à me marier qu’à me pendre. Les jeunes filles me semblaient insipides et j’adorais le plaisir.
Je fus invité, au mois de mai, à la noce de mon cousin Simon d’Érabel, en Normandie. Ce fut une vraie noce normande. On se mit à table à cinq heures du soir ; à onze heures on mangeait encore. On m’avait accouplé, pour la circonstance, avec une demoiselle Dumoulin, fille d’un colonel en retraite, jeune personne blonde et militaire, bien en forme, hardie et verbeuse. Elle m’accapara complètement pendant toute la journée, m’entraîna dans le parc, me fit danser bon gré mal gré, m’assomma.