Je me disais : « Passe pour aujourd’hui, mais demain je file. Ça suffit. »
Vers onze heures du soir, les femmes se retirèrent dans leurs chambres ; les hommes restèrent à fumer en buvant, ou à boire en fumant, si vous aimez mieux.
Par la fenêtre ouverte on apercevait le bal champêtre. Rustres et rustaudes sautaient en rond, en hurlant un air de danse sauvage qu’accompagnaient faiblement deux violonistes et une clarinette placés sur une grande table de cuisine en estrade. Le chant tumultueux des paysans couvrait entièrement parfois la chanson des instruments ; et la frêle musique, déchirée par les voix déchaînées, semblait tomber du ciel en lambeaux, en petits fragments de notes éparpillées.
Deux grandes barriques, entourées de torches flambantes, versaient à boire à la foule. Deux hommes étaient occupés à rincer les verres ou les bols dans un baquet pour les tendre immédiatement sous les robinets d’où coulaient le filet rouge du vin ou le filet d’or du cidre pur ; et les danseurs assoiffés, les vieux tranquilles, les filles en sueurs se pressaient, tendaient les bras pour saisir à leur tour un vase quelconque et se verser à grands flots dans la gorge, en renversant la tête, le liquide qu’ils préféraient. Sur une table on trouvait du pain, du beurre, des fromages et des saucisses. Chacun avalait une bouchée de temps à autre : et sous le champ de feu des étoiles, cette fête saine et violente faisait plaisir à voir, donnait envie de boire aussi au ventre de ces grosses futailles et de manger du pain ferme avec du beurre et un oignon cru.
Un désir fou me saisit de prendre part à ces réjouissances, et j’abandonnai mes compagnons.
J’étais peut-être un peu gris, je dois l’avouer ; mais je le fus bientôt tout à fait.
J’avais saisi la main d’une forte paysanne essoufflée, et je la fis sauter éperdument jusqu’à la limite de mon haleine.
Et puis je bus un coup de vin et je saisis une autre gaillarde. Pour me rafraîchir ensuite, j’avalai un plein bol de cidre et je me remis à bondir comme un possédé.
J’étais souple ; les gars, ravis, me contemplaient en cherchant à m’imiter ; les filles voulaient toutes danser avec moi et sautaient lourdement avec des élégances de vaches.
Enfin, de ronde en ronde, de verre de vin en verre de cidre, je me trouvai, vers deux heures du matin, pochard à ne plus tenir debout.
J’eus conscience de mon état et je voulus gagner ma chambre. Le château dormait, silencieux et sombre.
Je n’avais pas d’allumettes et tout le monde était couché. Dès que je fus dans le vestibule, des étourdissements me prirent ; j’eus beaucoup de mal à trouver la rampe ; enfin, je la rencontrai par hasard, à tâtons, et je m’assis sur la première marche de l’escalier pour tâcher de classer un peu mes idées.
Ma chambre se trouvait au second étage, la troisième porte à gauche. C’était heureux que je n’eusse pas oublié cela. Fort de ce souvenir, je me relevai, non sans peine, et je commençai l’ascension, marche à marche, les mains soudées aux barreaux de fer pour ne point choir, avec l’idée fixe de ne pas faire de bruit.
Trois ou quatre fois seulement mon pied manqua les degrés et je m’abattis sur les genoux, mais grâce à l’énergie de mes bras et à la tension de ma volonté, j’évitai une dégringolade complète.
Enfin, j’atteignis le second étage et je m’aventurai dans le corridor, en tâtant les murailles. Voici une porte ; je comptais : « Une » ; mais un vertige subit me détacha du mur et me fit accomplir un circuit singulier qui me jeta sur l’autre cloison. Je voulus revenir en ligne droite. La traversée fut longue et pénible. Enfin je rencontrai la côte que je me mis à longer de nouveau avec prudence et je trouvai une autre porte. Pour être sûr de ne pas me tromper, je comptai encore tout haut : « Deux » ; et je me remis en marche. Je finis par trouver la troisième. Je dis : « Trois, c’est moi » et je tournai la clef dans la serrure. La porte s’ouvrit. Je pensai, malgré mon trouble : « Puisque ça s’ouvre c’est bien chez moi. » Et je m’avançai dans l’ombre après avoir refermé doucement.
Je heurtai quelque chose de mou : ma chaise longue. Je m’étendis aussitôt dessus.
Dans ma situation, je ne devais pas m’obstiner à chercher ma table de nuit, mon bougeoir, mes allumettes. J’en aurais eu pour deux heures au moins. Il m’aurait fallu autant de temps pour me dévêtir ; et peut-être n’y serais-je pas parvenu. J’y renonçai.
J’enlevai seulement mes bottines ; je déboutonnai mon gilet qui m’étranglait, je desserrai mon pantalon et je m’endormis d’un invincible sommeil.
Cela dura longtemps sans doute. Je fus brusquement réveillé par une voix vibrante qui disait, tout près de moi : « Comment, paresseuse, encore couchée ? Il est dix heures, sais-tu ? »
Une voix de femme répondit : « Déjà ! J’étais si fatiguée d’hier. »
Je me demandais avec stupéfaction ce que voulait dire ce dialogue.
Où étais-je ? Qu’avais-je fait ?
Mon esprit flottait, encore enveloppé d’un nuage épais.
La première voix reprit : « Je vais ouvrir tes rideaux. »
Et j’entendis des pas qui s’approchaient de moi. Je m’assis tout à fait éperdu. Alors une main se posa sur ma tête. Je fis un brusque mouvement. La voix demanda avec force : « Qui est là ? » Je me gardai bien de répondre. Deux poignets furieux me saisirent. À mon tour j’enlaçai quelqu’un et une lutte effroyable commença. Nous nous roulions, renversant les meubles, heurtant les murs.
La voix de femme criait effroyablement : « Au secours, au secours ! »
Des domestiques accoururent, des voisins, des dames affolées. On ouvrit les volets, on tira les rideaux. Je me colletais avec le colonel Dumoulin !
J’avais dormi auprès du lit de sa fille.
Quand on nous eut séparés, je m’enfuis dans ma chambre, abruti d’étonnement. Je m’enfermai à clef et je m’assis, les pieds sur une chaise, car mes bottines étaient demeurées chez la jeune personne.
J’entendais une grande rumeur dans tout le château, des portes ouvertes et fermées, des chuchotements, des pas rapides.
Au bout d’une demi-heure on frappa chez moi. Je criai : « Qui est là ? » C’était mon oncle, le père du marié de la veille. J’ouvris.
Il était pâle et furieux et il me traita durement : « Tu t’es conduit chez moi comme un manant, entends-tu ? » Puis il ajouta d’un ton plus doux : « Comment, bougre d’imbécile, tu te laisses surprendre à dix heures du matin ! Tu vas t’endormir comme une bûche dans cette chambre au lieu de t’en aller aussitôt… aussitôt après. »
Je m’écriai : « Mais, mon oncle, je vous assure qu’il ne s’est rien passé… Je me suis trompé de porte, étant gris. »
Il haussa les épaules : « Allons ne dis pas des bêtises. » Je levai la main : « Je vous le jure sur mon honneur. » Mon oncle reprit : « Oui, c’est bien. C’est ton devoir de dire cela. »