Mais cela paraissait l’ennuyer beaucoup ; et le lendemain, elle insista si fort auprès d’un invité qu’il n’osa point refuser.
Le symbole était trop connu cependant ; on se regardait en dessous avec des mines effarées, anxieuses. Couper la brioche n’était rien, mais les privilèges auxquels cette faveur avait toujours donné droit épouvantaient maintenant ; aussi, dès que paraissait le plateau, les académiciens passaient pêle-mêle dans le salon de l’Agriculture comme pour se mettre à l’abri derrière l’époux qui souriait sans cesse. Et quand Mme Anserre, anxieuse, se montrait sur la porte avec la brioche d’une main et le couteau de l’autre, tous semblaient se ranger autour de son mari comme pour lui demander protection.
Des années encore passèrent. Personne ne découpait plus ; mais par suite d’une vieille habitude invétérée, celle qu’on appelait toujours galamment la « belle Madame Anserre » cherchait de l’œil, à chaque soirée, un dévoué qui prît le couteau, et chaque fois le même mouvement se produisait autour d’elle : une fuite générale, habile, pleine de manœuvres combinées et savantes, pour éviter l’offre qui lui venait aux lèvres.
Or, voilà qu’un soir on présenta chez elle un tout jeune homme, un innocent et un ignorant. Il ne connaissait pas le mystère de la brioche ; aussi lorsque parut le gâteau, lorsque chacun s’enfuit, lorsque Mme Anserre prit des mains du valet le plateau et la pâtisserie, il resta tranquillement près d’elle.
Elle crut peut-être qu’il savait ; elle sourit, et, d’une voix émue :
« Voulez-vous, cher monsieur, être assez aimable pour découper cette brioche ? »
Il s’empressa, ôta ses gants, ravi de l’honneur.
« Mais comment donc, Madame, avec le plus grand plaisir. »
Au loin, dans les coins de la galerie, dans l’encadrement de la porte ouverte sur le salon des laboureurs, des têtes stupéfaites regardaient. Puis, lorsqu’on vit que le nouveau venu découpait sans hésitation, on se rapprocha vivement.
Un vieux poète plaisant frappa sur l’épaule du néophyte :
« Bravo, jeune homme ! », lui dit-il à l’oreille.
On le considérait curieusement. L’époux lui-même parut surpris. Quant au jeune homme, il s’étonnait de la considération qu’on semblait soudain lui montrer, il ne comprenait point surtout les gracieusetés marquées, la faveur évidente et l’espèce de reconnaissance muette que lui témoignait la maîtresse de la maison.
Il paraît cependant qu’il finit par comprendre.
À quel moment, en quel lieu la révélation lui fut-elle faite ? On l’ignore ; mais il reparut à la soirée suivante, il avait l’air préoccupé, presque honteux, et regardait avec inquiétude autour de lui. L’heure du thé sonna. Le valet parut. Mme Anserre, souriante, saisit le plat, chercha des yeux son jeune ami ; mais il avait fui si vite qu’il n’était déjà plus là. Alors elle partit à sa recherche et le retrouva bientôt tout au fond du salon des « laboureurs ». Lui, le bras passé sous le bras du mari, le consultait avec angoisse sur les moyens employés pour la destruction du phylloxéra.
« Mon cher monsieur, lui dit-elle, voulez-vous être assez aimable pour me découper cette brioche ? »
Il rougit jusqu’aux oreilles, balbutia, perdant la tête. Alors M. Anserre eut pitié de lui et, se tournant vers sa femme :
« Ma chère amie, tu serais bien aimable de ne point nous déranger : nous causons agriculture. Fais-la donc couper par Baptiste, ta brioche. »
Et personne depuis ce jour ne coupa plus jamais la brioche de Mme Anserre.
19 janvier 1882
Souvenir
Depuis la veille, on n’avait rien mangé. Tout le jour nous restâmes cachés dans une grange, serrés les uns contre les autres pour avoir moins froid, les officiers mêlés aux soldats, et tous abrutis de fatigue.
Quelques sentinelles, couchées dans la neige, surveillaient les environs de la ferme abandonnée qui nous servait de refuge pour nous garder de toute surprise. On les changeait d’heure en heure, afin de ne les point laisser s’engourdir.
Ceux de nous qui pouvaient dormir dormaient ; les autres restaient immobiles, assis par terre, disant à leur voisin quelques mots de temps en temps.
Depuis trois mois, comme une mer débordée, l’invasion entrait partout. C’étaient de grands flots d’hommes qui arrivaient les uns après les autres, jetant autour d’eux une écume de maraudeurs.
Quant à nous, réduits à deux cents francs-tireurs, de huit cents que nous étions un mois auparavant, nous battions en retraite, entourés d’ennemis, cernés, perdus. Il nous fallait, avant le lendemain, gagner Blainville où nous espérions encore trouver le général C… Si nous ne parvenions dans la nuit à faire les douze lieues qui nous séparaient de la ville ; ou bien si la division française était éloignée, plus d’espoir !
On ne pouvait marcher le jour, la campagne étant pleine de Prussiens.
À cinq heures il faisait nuit, cette nuit blafarde des neiges. Les muets flocons blancs tombaient, tombaient, ensevelissaient tout dans ce grand drap gelé, qui s’épaississait toujours sous l’innombrable foule et l’incessante accumulation des vaporeux morceaux de cette ouate de cristal.
À six heures le détachement se remit en route.
Quatre hommes marchaient en éclaireurs, seuls, à trois cents mètres en avant. Puis, venait un peloton de dix hommes que commandait un lieutenant, puis le reste de la troupe, en bloc, pêle-mêle, au hasard des fatigues et de la longueur des pas. À quatre cents mètres sur nos flancs, quelques soldats allaient deux par deux.
La blanche poussière descendant des nuages nous vêtait entièrement, ne fondait plus sur les képis ni sur les capotes, faisait de nous des fantômes, comme les spectres de soldats morts.
Parfois on se reposait quelques minutes. Alors on n’entendait plus que ce glissement vague de la neige qui tombe, cette rumeur presque insaisissable que fait l’emmêlement des flocons. Quelques hommes se secouaient, d’autres ne bougeaient point. Puis un ordre circulait à voix basse. Les fusils remontaient sur les épaules, et, d’une allure exténuée, on se remettait en marche.
Soudain, les éclaireurs se replièrent. Quelque chose les inquiétait. Le mot « halte ! » circula. C’était un grand bois, devant nous. Six hommes partirent pour le reconnaître. On attendit dans un silence morne.
Et tout à coup un cri aigu, un cri de femme, cette déchirante et vibrante note qu’elles jettent dans leurs épouvantes, traversa la nuit épaissie par la neige.
Au bout de quelques minutes, on amenait deux prisonniers, un vieillard et une jeune fille.
Le capitaine les interrogea, toujours à voix basse.
« Votre nom ?
— Pierre Bernard.
— Votre profession ?
— Sommelier du comte de Roufé.
— C’est votre fille ?
— Oui.
— Que fait-elle ?