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À mon tour, je me fâchai, et je lui racontai toute ma mésaventure. Il me regardait avec des yeux ébahis, ne sachant pas ce qu’il devait croire.

Puis il sortit conférer avec le colonel.

J’appris qu’on avait formé aussi une espèce de tribunal de mères, auquel étaient soumises les différentes phases de la situation.

Il revint une heure plus tard, s’assit avec des allures de juge, et commença : « Quoi qu’il en soit, je ne vois pour toi qu’un moyen de te tirer d’affaires, c’est d’épouser Mlle Dumoulin. »

Je fis un bond d’épouvante :

— Quant à ça, jamais par exemple !

Il demanda gravement : « Que comptes-tu donc faire ? »

Je répondis avec simplicité : « Mais… m’en aller, quand on m’aura rendu mes bottines. »

Mon oncle reprit : « Ne plaisantons pas, s’il te plaît. Le colonel est résolu à te brûler la cervelle dès qu’il t’apercevra. Et tu peux être sûr qu’il ne menace pas en vain. J’ai parlé d’un duel, il a répondu : “Non, je vous dis que je lui brûlerai la cervelle.”

« Examinons maintenant la question à un autre point de vue.

« Ou bien tu as séduit cette enfant et, alors, c’est tant pis pour toi, mon garçon, on ne s’adresse pas aux jeunes filles.

« Ou bien tu t’es trompé étant gris, comme tu le dis. Alors c’est encore tant pis pour toi. On ne se met pas dans des situations aussi sottes. De toute façon, la pauvre fille est perdue de réputation, car on ne croira jamais à des explications d’ivrogne. La vraie victime, la seule victime là-dedans, c’est elle. Réfléchis. »

Et il s’en alla pendant que je lui criais dans le dos : « Dites tout ce que vous voudrez. Je n’épouserai pas. »

Je restai seul encore une heure.

Ce fut ma tante qui vint à son tour. Elle pleurait. Elle usa de tous les raisonnements. Personne ne croyait à mon erreur. On ne pouvait admettre que cette jeune fille eût oublié de fermer sa porte à clef dans une maison pleine de monde. Le colonel l’avait frappée. Elle sanglotait depuis le matin. C’était un scandale terrible, ineffaçable.

Et ma bonne tante ajoutait : « Demande-la toujours en mariage ; on trouvera peut-être moyen de te tirer d’affaires en discutant les conditions du contrat. »

Cette perspective me soulagea. Et je consentis à écrire ma demande. Une heure après je repartais pour Paris.

Je fus avisé le lendemain que ma demande était agréée.

Alors, en trois semaines, sans que j’aie pu trouver une ruse, une défaite, les bans furent publiés, les lettres de faire-part envoyées, le contrat signé, et je me trouvai, un lundi matin, dans le chœur d’une église illuminée, à côté d’une jeune fille qui pleurait, après avoir déclaré au maire que je consentais à la prendre pour compagne… jusqu’à la mort de l’un ou de l’autre.

Je ne l’avais pas revue, et je la regardais de côté avec un certain étonnement malveillant. Cependant, elle n’était pas laide, mais pas du tout. Je me disais : « En voilà une qui ne rira pas tous les jours. »

Elle ne me regarda point une fois jusqu’au soir, et ne me dit pas un mot.

Vers le milieu de la nuit, j’entrai dans la chambre nuptiale avec l’intention de lui faire connaître mes résolutions, car j’étais le maître maintenant.

Je la trouvai, assise dans un fauteuil, vêtue comme dans le jour, avec les yeux rouges et le teint pâle. Elle se leva dès que j’entrai et vint à moi gravement.

« Monsieur, me dit-elle, je suis prête à faire ce que vous ordonnerez. Je me tuerai si vous le désirez. »

Elle était jolie comme tout dans ce rôle héroïque, la fille du colonel. Je l’embrassai, c’était mon droit.

Et je m’aperçus bientôt que je n’étais pas volé.

Voilà cinq ans que je suis marié. Je ne le regrette nullement encore.

Pierre Létoile se tut. Ses compagnons riaient. L’un d’eux dit : « Le mariage est une loterie ; il ne faut jamais choisir les numéros, ceux de hasard sont les meilleurs. »

Et un autre ajouta pour conclure : « Oui, mais n’oubliez pas que le dieu des ivrognes avait choisi pour Pierre. »

5 décembre 1882

Rouerie

Les femmes ?

— Eh bien, quoi ? Les femmes ?

— Eh bien, il n’y a pas de prestidigitateurs plus subtils pour nous mettre dedans à tout propos, avec ou sans raison, souvent pour le seul plaisir de ruser. Et elles rusent avec une simplicité incroyable, une audace surprenante, une finesse invincible. Elles rusent du matin au soir, et toutes, les plus honnêtes, les plus droites, les plus sensées.

Ajoutons qu’elles y sont parfois un peu forcées. L’homme a, sans cesse, des entêtements imbéciles et des désirs de tyran. Un mari, dans son ménage, impose à tout moment des volontés ridicules. Il est plein de manies ; sa femme les flatte en les trompant. Elle lui fait croire qu’une chose coûte tant, parce qu’il crierait si cela valait plus. Et elle se tire toujours adroitement d’affaire par des moyens si faciles et si malins, que les bras nous en tombent lorsque nous les apercevons par hasard. Nous nous disons, stupéfaits : « Comment ne nous en étions nous pas aperçus ? »

L’homme qui parlait était un ancien ministre de l’empire, le comte de L…, fort roué, disait-on, et d’esprit supérieur.

Un groupe de jeunes gens l’écoutait.

Il reprit :

« J’ai été roulé par une humble petite bourgeoise d’une façon comique et magistrale. Je vais vous dire la chose pour votre instruction.

J’étais alors ministre des Affaires étrangères et, chaque matin, j’avais l’habitude de faire une longue promenade à pied aux Champs-Élysées. C’était au mois de mai ; je marchais en respirant avidement cette bonne odeur des premières feuilles.

Bientôt je m’aperçus que je rencontrais tous les jours une adorable petite femme, une de ces étonnantes et gracieuses créatures qui portent la marque de fabrique de Paris. Jolie ? Oui et non. Bien faite ? Non, mieux que ça. La taille était trop mince, les épaules trop droites, la poitrine trop bombée, soit ; mais je préfère ces exquises poupées de chair ronde à cette grande carcasse de Vénus de Milo.

Et puis elles trottinent d’une façon incomparable ; et le seul frémissement de leur tournure nous fait courir des désirs dans les moelles. Elle avait l’air de me regarder en passant. Mais ces femmes-là ont toujours l’air de tout ; et on ne sait jamais.

Un matin, je la vis assise sur un banc, avec un livre ouvert à la main. Je m’empressai de m’asseoir à son côté. Cinq minutes après nous étions amis. Alors, chaque jour, après le salut souriant : « Bonjour, Madame. – Bonjour, Monsieur », on causait. Elle me raconta qu’elle était femme d’un employé, que la vie était triste, que les plaisirs étaient rares et les soucis fréquents, et mille autres choses.

Je lui dis qui j’étais, par hasard et peut-être aussi par vanité ; elle simula fort bien l’étonnement.

Le lendemain elle venait me voir au ministère, et elle y revint si souvent que les huissiers, ayant appris à la connaître, se jetaient tout bas de l’un à l’autre, en l’apercevant, le nom dont ils l’avaient baptisée : « Madame Léon. » – Je porte ce prénom.