De quoi avait-elle peur ?
Elle n’en savait rien.
Peur de tout, de la nuit, des murs, des formes que la lune projette à travers les rideaux des fenêtres, et peur de lui surtout !
Pourquoi ?
Qu’avait-elle à craindre ? Le savait-elle ?…
Elle ne pouvait plus vivre ainsi ! Elle était sûre qu’un malheur la menaçait, un malheur affreux.
Elle partit un matin, en secret, et se rendit à la ville auprès de ses parentes. Elle leur raconta la chose d’une voix haletante. Les deux femmes pensèrent qu’elle devenait folle et tâchèrent de la rassurer.
Elle disait :
« Si vous saviez comme il me regarde du matin au soir Il ne me quitte pas des yeux ! Par moments, j’ai envie de crier au secours, d’appeler les voisins, tant j’ai peur ! Mais qu’est-ce que je leur dirais ? Il ne me fait rien que de me regarder. »
Les deux cousines demandaient :
« Est-il quelquefois brutal avec vous ; vous répond-il durement ? »
Elle reprenait :
« Non, jamais ; il fait tout ce que je veux ; il travaille bien, il est rangé maintenant ; mais je n’y tiens plus de peur. Il a quelque chose dans la tête, j’en suis certaine, bien certaine. Je ne veux plus rester toute seule avec lui comme ça dans la campagne. »
Les parentes, effarées, lui représentaient qu’on s’étonnerait, qu’on ne comprendrait pas : et elles lui conseillèrent de taire ses craintes et ses projets sans la dissuader cependant de venir habiter la ville, espérant par là un retour de l’héritage entier.
Elles lui promirent même de l’aider à vendre sa maison et à en trouver une autre auprès d’elles.
Mlle Source rentra dans son logis. Mais elle avait l’esprit tellement bouleversé qu’elle tressaillait au moindre bruit et que ses mains se mettaient à trembler à la plus petite émotion.
Deux fois encore elle retourna s’entendre avec ses parentes, bien résolue maintenant à ne plus rester ainsi dans sa demeure isolée. Elle découvrit enfin dans le faubourg un petit pavillon qui lui convenait et elle l’acheta en secret.
La signature du contrat eut lieu un mardi matin, et Mlle Source occupa le reste de la journée à faire ses préparatifs de déménagement.
Elle reprit, à huit heures du soir, la diligence qui passait à un kilomètre de sa maison ; et elle se fit arrêter à l’endroit où le conducteur avait l’habitude de la déposer. L’homme lui cria en fouettant ses chevaux :
« Bonsoir, Mademoiselle Source, bonne nuit ! »
Elle répondit en s’éloignant :
« Bonsoir, père Joseph. »
Le lendemain, à sept heures trente du matin, le facteur qui porte les lettres au village remarque sur le chemin de traverse, non loin de la grand-route, une grande flaque de sang encore frais. Il se dit : « Tiens ! Quelque pochard qui aura saigné du nez. » Mais il aperçut dix pas plus loin un mouchoir de poche aussi taché de sang. Il le ramassa. Le linge était fin, et le piéton surpris s’approcha du fossé où il crut voir un objet étrange.
Mlle Source était couchée sur l’herbe du fond, la gorge ouverte d’un coup de couteau.
Une heure après, les gendarmes, le juge d’instruction et beaucoup d’autorités faisaient des suppositions autour du cadavre.
Les deux parentes, appelées en témoignage, virèrent raconter les craintes de la vieille fille, et ses derniers projets.
L’orphelin fut arrêté. Depuis la mort de celle qui l’avait adopté, il pleurait du matin au soir, plongé, du moins en apparence, dans le plus violent des chagrins.
Il prouva qu’il avait passé la soirée, jusqu’à onze heures, dans un café. Dix personnes l’avaient vu, étaient restées jusqu’à son départ.
Or le cocher de la diligence déclara avoir déposé sur la route l’assassinée entre neuf heures et demie et dix heures. Le crime ne pouvait avoir eu lieu que dans le trajet de la grand’route à la maison, au plus tard vers dix heures.
Le prévenu fut acquitté.
Un testament, ancien déjà, déposé chez un notaire de Rennes, le faisait légataire universel ; il hérita.
Les gens du pays, pendant longtemps, le mirent en quarantaine, le soupçonnant toujours. Sa maison, celle de la morte, était regardée comme maudite. On l’évitait dans la rue.
Mais il se montra si bon enfant, si ouvert, si familier qu’on oublia peu à peu l’horrible doute. Il était généreux, prévenant, causant, avec les plus humbles, de tout, tant qu’on voulait.
Le notaire, Me Rameau, fut un des premiers à revenir sur son compte, séduit par sa loquacité souriante. Il déclara un soir, dans un dîner chez le percepteur :
« Un homme qui parle avec tant de facilité et qui est toujours de bonne humeur ne peut pas avoir un pareil crime sur la conscience. »
Touchés par cet argument, les assistants réfléchirent, et ils se rappelèrent en effet les longues conversations de cet homme qui les arrêtait, presque de force, au coin des chemins, pour leur communiquer ses idées, qui les forçait à entrer chez lui quand ils passaient devant son jardin, qui avait le bon mot plus facile que le lieutenant de gendarmerie lui-même, et la gaieté si communicative que, malgré la répugnance qu’il inspirait, on ne pouvait s’empêcher de rire toujours en sa compagnie.
Toutes les portes s’ouvrirent pour lui.
Il est maire de sa commune aujourd’hui.
15 juin 1883
La serre
M. et Mme Lerebour avaient le même âge. Mais Monsieur paraissait plus jeune, bien qu’il fût le plus affaibli des deux. Ils vivaient près de Nantes dans une jolie campagne qu’ils avaient créée après fortune faite en vendant des rouenneries.
La maison était entourée d’un beau jardin contenant basse-cour, kiosque chinois et une petite serre tout au bout de la propriété. M. Lerebour était court, rond et jovial, d’une jovialité de boutiquier bon vivant. Sa femme, maigre, volontaire et toujours mécontente, n’était point parvenue à vaincre la bonne humeur de son mari. Elle se teignait les cheveux, lisait parfois des romans qui lui faisaient passer des rêves dans l’âme, bien qu’elle affectât de mépriser ces sortes d’écrits. On la déclarait passionnée, sans qu’elle eût jamais rien fait pour autoriser cette opinion. Mais son époux disait parfois : « Ma femme, c’est une gaillarde ! » avec un certain air entendu qui éveillait des suppositions.
Depuis quelques années cependant elle se montrait agressive avec M. Lerebour toujours irritée et dure, comme si un chagrin secret et inavouable l’eût torturée. Une sorte de mésintelligence en résulta. Ils ne se parlaient plus qu’à peine, et Madame, qui s’appelait Palmyre, accablait sans cesse Monsieur qui s’appelait Gustave, de compliments désobligeants, d’allusions blessantes, de paroles acerbes, sans raison apparente.
Il courbait le dos, ennuyé mais gai quand même, doué d’un tel fonds de contentement qu’il prenait son parti de ces tracasseries intimes. Il se demandait cependant quelle cause inconnue pouvait aigrir ainsi de plus en plus sa compagne, car il sentait bien que son irritation avait une raison cachée, mais si difficile à pénétrer qu’il y perdait ses efforts.