Elle se débarrassa de lui. Et, la voix coupée par la colère : « Je ne veux pas que cette fille reste un jour de plus chez moi, tu entends ? Pas un jour… pas une heure. Quand elle va rentrer nous allons la jeter dehors… »
M. Lerebour avait saisi sa femme par la taille et il lui plantait des rangs de baisers dans le cou, des baisers à bruits, comme jadis. Elle se tut de nouveau, percluse d’étonnement. Mais lui, la tenant à pleins bras, l’entraînait doucement vers le lit…
Vers neuf heures et demie du matin, Céleste, étonnée de ne pas voir encore ses maîtres qui se levaient toujours de bonne heure, vint frapper doucement à leur porte.
Ils étaient couchés, et ils causaient gaiement côte à côte. Elle demeura saisie, et demanda : « Madame, c’est le café au lait. » Mme Lerebour prononça d’une voix très douce : « Apporte-le ici, ma fille, nous sommes un peu fatigués, nous avons très mal dormi. »
À peine la bonne fut-elle sortie que M. Lerebour se remit à rire en chatouillant sa femme et répétant : « Si tu savais ! Oh ! Si tu savais ! » Mais elle lui prit les mains : « voyons, reste tranquille, mon chéri, si tu ris tant que ça, tu vas te faire du mal. » Et elle l’embrassa, doucement, sur les yeux.
Mme Lerebour n’a plus d’aigreurs. Par les nuits claires, quelquefois, les deux époux vont, à pas furtifs, le long des massifs et des plates-bandes jusqu’à la petite serre au bout du jardin. Et ils restent là blottis l’un près de l’autre contre le vitrage comme s’ils regardaient au-dedans une chose étrange et pleine d’intérêt.
Ils ont augmenté les gages de Céleste.
M. Lerebour a maigri.
26 juin 1883
Aux eaux
Journal du Marquis de Roseveyre
12 juin 1880. — À Loëche ! On veut que j’aille passer un mois à Loëche ! Miséricorde ! Un mois dans cette ville qu’on dit être la plus triste, la plus morte, la plus ennuyeuse des villes d’eaux ! Que dis-je, une ville ? C’est un trou, à peine un village ! On me condamne à un mois de bagne, enfin !
13 juin. — J’ai songé toute la nuit à ce voyage qui m’épouvante. Une seule chose me reste à faire, je vais emmener une femme ! Cela pourra me distraire, peut-être ? Et puis j’apprendrai, par cette épreuve, si je suis mûr pour le mariage.
Un mois de tête-à-tête, un mois de vie commune avec quelqu’un, de vie à deux complète, de causerie à toute heure du jour et de la nuit. Diable !
Prendre une femme pour un mois n’est pas si grave, il est vrai, que de la prendre pour la vie ; mais c’est déjà beaucoup plus sérieux que de la prendre pour un soir. Je sais que je pourrai la renvoyer, avec quelques centaines de louis ; mais alors je resterai seul à Loëche, ce qui n’est pas drôle !
Le choix sera difficile. Je ne veux ni une coquette ni une sotte. Il faut que je ne puisse être ni ridicule ni honteux d’elle. Je veux bien qu’on dise : « Le marquis de Roseveyre est en bonne fortune » ; mais je ne veux pas qu’on chuchote : « Ce pauvre marquis de Roseveyre ! » En somme, il faut que je demande à ma compagne passagère toutes les qualités que j’exigerais de ma compagne définitive. La seule différence à faire est celle qui existe entre l’objet neuf et l’objet d’occasion. Baste ! On peut trouver, j’y vais songer !
14 juin. — Berthe !.. Voilà mon affaire. Vingt ans, jolie, sortant du Conservatoire, attendant un rôle, future étoile. De la tenue, de la fierté, de l’esprit et de… l’amour. Objet d’occasion pouvant passer pour neuf.
15 juin. — Elle est libre. Sans engagement d’affaires ou de cœur, elle accepte, j’ai commandé moi-même ses robes, pour qu’elle n’ait pas l’air d’une fille.
20 juin. — Bâle. Elle dort. Je vais commencer mes notes de voyage.
Elle est charmante tout à fait. Quand elle est venue au-devant de moi à la gare, je ne la reconnaissais pas, tant elle avait l’air femme du monde. Certes elle a de l’avenir, cette enfant… au théâtre.
Elle me sembla changée de manières, de démarche, d’attitude, de gestes, de sourire, de voix, de tout, irréprochable enfin. Et coiffée ! Oh ! coiffée d’une façon divine, d’une façon charmante et simple, en femme qui n’a plus à attirer les yeux, qui n’a plus à plaire à tous, dont le rôle n’est plus de séduire, du premier coup, ceux qui la voient, niais qui veut plaire à un seul, discrètement, uniquement. Et cela se montrait en toute son allure. C’était indiqué si finement et si complètement, la métamorphose m’a paru si absolue et si savante, que je lui offris mon bras comme j’aurais fait à ma femme. Elle le prit avec aisance comme si elle eût été ma femme.
En tête à tête dans le coupé, nous sommes restés d’abord immobiles et muets. Puis elle releva sa voilette et sourit… Rien de plus. Un sourire de bon ton. Oh ! Je craignais le baiser, la comédie de la tendresse, l’éternel et banal jeu des filles ; mais non, elle s’est tenue. Elle est forte.
Puis nous avons causé un peu comme des jeunes époux, un peu comme des étrangers. C’était gentil. Elle souriait souvent en me regardant. C’est moi maintenant qui avais envie de l’embrasser. Mais je suis demeuré calme.
À la frontière, un fonctionnaire galonné ouvrit brusquement la portière et me demanda :
— Votre nom, Monsieur ?
Je fus surpris. Je répondis :
— Marquis de Roseveyre.
— Vous allez ?
— Aux eaux de Loëche, dans le Valais.
Il écrivait sur un registre. Il reprit :
— Madame est votre femme ?
Que faire ? Que répondre ? Je levai les yeux vers elle, en hésitant. Elle était pâle et regardait au loin…
Je sentis que j’allais l’outrager bien gratuitement. Et puis, enfin, j’en faisais ma compagne, pour un mois.
Je prononçai :
— Oui, Monsieur. Je la vis soudain rougir. J’en fus heureux.
Mais à l’hôtel, ici, en arrivant, le propriétaire lui tendit le registre. Elle me le passa tout aussitôt ; et je compris qu’elle me regardait écrire. C’était notre premier soir d’intimité !.. Une fois la page tournée, qui donc le lirait, ce registre ? Je traçai : « Marquis et marquise de Roseveyre, se rendant à Loëche »
21 juin. — Six heures du matin. Bâle. Nous partons pour Berne. J’ai eu la main heureuse, décidément.
21 juin. — Dix heures du soir. Singulière journée. Je suis un peu ému. C’est bête et drôle.
Pendant le trajet, nous avons peu parlé. Elle s’était levée un peu tôt ; elle était fatiguée ; elle sommeillait.
Sitôt à Berne, nous avons voulu contempler ce panorama des Alpes que je ne connaissais point ; et nous voici partis à travers la ville, comme deux jeunes mariés.
Et soudain nous apercevons une plaine démesurée, et là-bas, là-bas, les glaciers. De loin, comme ça, ils ne semblaient pas immenses, et cependant cette vue m’a fait passer un frisson dans les veines. Un radieux soleil couchant tombait sur nous ; la chaleur était terrible. Ils restaient froids et blancs, eux, les monts de glace. La Jungfrau, la Vierge, dominant ses frères, tendait son large flanc de neige, et tous, jusqu’à perte de vue, se dressaient autour d’elle, les géants à tête pâle, les éternels sommets gelés que le jour mourant faisait plus clairs, comme argentés sur l’azur foncé du soir.