Leur foule inerte et colossale donnait l’idée du commencement d’un monde surprenant et nouveau, d’une région escarpée, morte, figée mais attirante comme la mer, pleine d’un pouvoir de séduction mystérieuse. L’air qui avait caressé ces cimes toujours gelées semblait venir à nous par-dessus les campagnes étroites et fleuries, autre que l’air fécondant des plaines. Il avait quelque chose d’âpre et de fort, de stérile, comme une saveur des espaces inaccessibles.
Berthe, éperdue, regardait sans cesse sans pouvoir prononcer un mot.
Tout à coup elle me prit la main et la serra. J’avais moi-même à l’âme cette sorte de fièvre, cette exaltation qui nous saisit devant certains spectacles inattendus. Je pris cette petite main frémissante et je la portai à mes lèvres ; et je la baisai, ma foi, avec amour.
J’en suis resté un peu troublé. Mais par qui ? Par elle, ou par les glaciers ?
24 juin. — Loëche, dix heures du soir.
Tout le voyage a été délicieux. Nous avons passé un demi-jour à Thun, à regarder la rude frontière des montagnes que nous devions franchir le lendemain.
Au soleil levant, nous avons traversé le lac, le plus beau de la Suisse peut-être. Des mulets nous attendaient. Nous nous sommes assis sur leur dos et nous voici partis. Après avoir déjeuné dans une petite ville, nous avons commencé à gravir, entrant lentement dans la gorge qui monte, boisée, toujours dominée par de hautes cimes. De place en place, sur les pentes qui semblent venir du ciel, on distingue des points blancs, des chalets poussés là on ne sait comment. Nous avons franchi des torrents, aperçu parfois, entre deux sommets élancés et couverts de sapins, une immense pyramide de neige qui semblait si proche qu’on aurait juré d’y parvenir en vingt minutes, mais qu’on aurait à peine atteinte en vingt-quatre heures.
Parfois nous traversions des chaos de pierres, des plaines étroites jonchées de rocs éboulés comme si deux montagnes s’étaient heurtées dans cette lice, laissant sur le champ de bataille les débris de leurs membres de granit.
Berthe, exténuée, dormait sur sa bête, ouvrant parfois les yeux pour voir encore. Elle finit par s’assoupir, et je la soutenais d’une main, heureux de ce contact, de sentir à travers sa robe la douce chaleur de son corps. La nuit vint, nous montions toujours. On s’arrêta devant la porte d’une petite auberge perdue dans la montagne.
Nous avons dormi ! Oh ! Dormi !
Au jour levant, je courus à la fenêtre, et je poussai un cri. Berthe arriva près de moi et demeura stupéfaite et ravie. Nous avions dormi dans les neiges.
Tout autour de nous, des monts énormes et stériles dont les os gris saillaient sous leur manteau blanc, des monts sans pins, mornes et glacés, s’élevaient si haut qu’ils semblaient inaccessibles.
Une heure après nous être remis en route, nous aperçûmes, au fond de cet entonnoir de granit et de neige, un lac noir, sombre, sans une ride, que nous avons longtemps suivi. Un guide nous apporta quelques edelweiss, les pâles fleurs des glaciers. Berthe s’en fit un bouquet de corsage.
Soudain, la gorge de rochers s’ouvrit devant nous, découvrant un horizon surprenant : toute la chaîne des Alpes piémontaises au-delà de la vallée du Rhône.
Les grands sommets, de place en place, dominaient la foule des moindres cimes. C’étaient le mont Rose, grave et pesant ; le Cervin, droite pyramide où tant d’hommes sont morts, la Dent-du-Midi ; cent autres pointes blanches luisantes comme des têtes de diamants, sous le soleil.
Mais brusquement le sentier que nous suivions s’arrêta au bord d’un abîme, et dans le gouffre, dans le fond du trou noir creux de deux mille mètres, enfermé entre quatre murailles de rochers droits, bruns, farouches, sur une nappe de gazon, nous aperçûmes quelques points blancs assez semblables à des moutons dans un pré. C’étaient les maisons de Loëche.
Il fallut quitter les mulets, la route étant périlleuse. Le sentier descend le long du roc, serpente, tourne, va, revient, dominant toujours le précipice, et toujours aussi le village qui grandit à mesure qu’on approche. C’est là ce qu’on appelle le passage de la Gemmi, un des plus beaux des Alpes, sinon le plus beau.
Berthe s’appuyant sur moi, poussait des cris de joie et des cris d’effroi, heureuse et peureuse comme une enfant. Comme nous étions à quelques pas des guides et cachés par une saillie de roche, elle m’embrassa. Je l’étreignis…
Je m’étais dit :
– À Loëche, j’aurai soin de faire comprendre que je ne suis point avec ma femme.
Mais partout je l’avais traitée comme telle, partout je l’avais fait passer pour la marquise de Roseveyre. Je ne pouvais guère maintenant l’inscrire sous un autre nom. Et puis je l’aurais blessée au cœur, et vraiment elle était charmante.
Mais je lui dis :
— Ma chère amie, tu portes mon nom ; on me croit ton mari ; j’espère que tu te conduiras envers tout le monde avec une extrême prudence et une extrême discrétion. Pas de connaissances, pas de causeries, pas de relations. Qu’on te croie fière, mais agis en sorte que je n’aie jamais à me reprocher ce que j’ai fait.
Elle répondit :
— N’aie pas peur, mon petit René.
26 juin. — Loëche n’est pas triste. Non. C’est sauvage, mais très beau. Cette muraille de roches hautes de deux mille mètres, d’où glissent cent torrents pareils à des filets d’argent ; ce bruit éternel de l’eau qui roule ; ce village enseveli dans les Alpes d’où l’on voit, comme du fond d’un puits, le soleil lointain traverser le ciel ; le glacier voisin, tout blanc dans l’échancrure de la montagne, et ce vallon plein de ruisseaux, plein d’arbres, plein de fraîcheur et de vie, qui descend vers le Rhône et laisse voir à l’horizon les cimes neigeuses du Piémont : tout cela me séduit et m’enchante. Peut-être que… si Berthe n’était pas là ?…
Elle est parfaite, cette enfant, réservée et distinguée plus que personne. J’entends dire :
— Comme elle est jolie, cette petite marquise !..
27 juin. — Premier bain. On descend directement de la chambre dans les piscines, où vingt baigneurs trempent, déjà vêtus de longues robes de laine, hommes et femmes ensemble. Les uns mangent, les autres lisent, les autres causent. On pousse devant soi de petites tables flottantes. Parfois on joue au furet, ce qui n’est pas toujours convenable. Vus des galeries qui entourent le bain, nous avons l’air de gros crapauds dans un baquet.
Berthe est venue s’asseoir dans cette galerie pour causer un peu avec moi. On l’a beaucoup regardée.
28 juin. — Deuxième bain. Quatre heures d’eau. J’en aurai huit heures dans huit jours. J’ai pour compagnons plongeurs le prince de Vanoris (Italie), le comte Lovenberg (Autriche), le baron Samuel Vernhe (Hongrie ou ailleurs), plus une quinzaine de personnages de moindre importance, mais tous nobles. Tout le monde est noble dans les villes d’eaux.
Ils me demandent, l’un après l’autre, à être présentés à Berthe. Je réponds : « Oui ! » et je me dérobe. On me croit jaloux, c’est bête !
29 juin. — Diable ! Diable ! La princesse de Vanoris est venue elle-même me trouver, désirant faire la connaissance de ma femme, au moment où nous rentrions à l’hôtel. J’ai présenté Berthe, mais je l’ai priée d’éviter avec soin de rencontrer cette dame.