S’il se tuait, que deviendrait-elle ?… Elle mourrait !.. Elle mourrait déshonorée, désespérée, abominablement torturée.
Que faire ?
L’abandonner, la doter, la marier ?… Elle mourrait encore ; elle mourrait de chagrin, sans accepter son argent ni un autre époux, puisqu’elle s’était livrée à lui. Il avait brisé sa vie, détruit tout bonheur possible pour elle ; il l’avait condamnée à l’éternelle misère, l’éternel désespoir, aux flammes éternelles, à l’éternelle solitude ou à la mort.
Et puis, il l’aimait aussi, lui ! Il l’aimait avec horreur, maintenant, mais aussi avec emportement. C’était sa fille, soit. Le hasard des fécondations, la loi brutale de la reproduction, un contact d’une seconde avaient fait sa fille de cet être qu’aucun lien légal n’attachait à lui, qu’il chérissait comme il avait chéri sa mère, et même plus, comme si deux passions se fussent accumulées en lui.
Était-elle bien sa fille d’ailleurs ? Et puis, qu’importe ? Qui donc le saurait ?
Et le souvenir ardent lui revenait des serments faits à la mourante. « Il avait promis qu’il donnerait toute sa vie à cette enfant, qu’il commettrait un crime s’il le fallait pour son bonheur. »
Et il l’aimait, se plongeant dans la pensée de son forfait abominable et doux, déchiré de douleur et ravagé de désirs. Qui donc le saurait ?… puisque l’autre était mort, le père !
« Soit ! se dit-il ; ce secret infâme pourra me rompre le cœur. Comme elle ne le saurait soupçonner, j’en porterai seul le poids. »
Il demanda sa main, et l’épousa.
Je ne sais s’il fut heureux, mais j’aurais fait comme lui, Madame.
23 janvier 1883
La toux
À Armand Sylvestre
« Mon cher confrère et ami,
J’ai un petit conte pour vous, un petit conte anodin. J’espère qu’il vous plaira si j’arrive à le bien dire, aussi bien que celle de qui je le tiens.
La tâche n’est point facile, car mon amie est une femme d’esprit infini et de parole libre. Je n’ai pas les mêmes ressources. Je ne peux, comme elle, donner cette gaieté folle aux choses que je conte ; et, réduit à la nécessité de ne pas employer des mots trop caractéristiques, je me déclare impuissant à trouver, comme vous, les délicats synonymes.
Mon amie, qui est en outre une femme de théâtre de grand talent, ne m’a point autorisé à rendre publique son histoire.
Je m’empresse donc de réserver ses droits d’auteur pour le cas où elle voudrait, un jour ou l’autre, écrire elle-même cette aventure. Elle le ferait mieux que moi, je n’en doute pas. Étant plus experte sur le sujet, elle retrouverait en outre mille détails amusants que je ne peux inventer.
Mais voyez dans quel embarras je tombe. Il me faudrait, dès le premier mot, trouver un terme équivalent, et je le voudrais génial. La Toux n’est pas mon affaire. Pour être compris, j’ai besoin au moins d’un commentaire ou d’une périphrase à la façon de l’abbé Delille :
La toux dont il s’agit ne vient point de la gorge.
Elle dormait (mon amie) aux côtés d’un homme aimé. C’était pendant la nuit, bien entendu.
Cet homme, elle le connaissait peu, ou plutôt depuis peu. Ces choses arrivent quelquefois dans le monde du théâtre principalement. Laissons les bourgeoises s’en étonner. Quant à dormir aux côtés d’un homme qu’importe qu’on le connaisse peu ou beaucoup, cela ne modifie guère la manière d’agir dans le secret du lit. Si j’étais femme je préférerais, je crois, les nouveaux amis. Ils doivent être plus aimables, sous tous les rapports, que les habitués.
On a, dans ce qu’on appelle le monde comme il faut, une manière de voir différente et qui n’est point la mienne. Je le regrette pour les femmes de ce monde ; mais je me demande si la manière de voir modifie sensiblement la manière d’agir ?…
Donc elle dormait aux côtés d’un nouvel ami. C’est là une chose délicate et difficile à l’excès. Avec un vieux compagnon on prend ses aises, on ne se gêne pas, on peut se retourner à sa guise, lancer des coups de pied, envahir les trois quarts du matelas, tirer toute la couverture et se rouler dedans, ronfler, grogner, tousser (je dis tousser faute de mieux) ou éternuer (que pensez-vous d’éternuer comme synonyme ?)
Mais pour en arriver là, il faut au moins six mois d’intimité. Et je parle des gens qui sont d’un naturel familier. Les autres gardent toujours certaines réserves, que j’approuve pour ma part. Mais nous n’avons peut-être pas la même manière de sentir sur cette matière.
Quand il s’agit d’une nouvelle connaissance qu’on peut supposer sentimentale, il faut assurément prendre quelques précautions pour ne point incommoder son voisin de lit, et pour garder un certain prestige, de poésie et une certaine autorité.
Elle dormait. Mais soudain une douleur, intérieure, lancinante, voyageuse, la parcourut. Cela commença dans le creux de l’estomac et se mit à rouler en descendant vers… vers… vers les gorges inférieures avec un bruit discret de tonnerre intestinal.
L’homme, l’ami nouveau, gisait, tranquille, sur le dos, les yeux fermés. Elle le regarda de coin, inquiète, hésitante.
Vous êtes-vous trouvé, confrère, dans une salle de première, avec un rhume dans la poitrine. Toute la salle anxieuse, halète au milieu d’un silence complet ; mais vous n’écoutez plus rien, vous attendez, éperdu, un moment de rumeur pour tousser. Ce sont, tout le long de votre gosier, des chatouillements, des picotements épouvantables. Enfin vous n’y tenez plus. Tant pis pour les voisins. Vous toussez. — Toute la salle crie : « À la porte. »
Elle se trouvait dans le même cas, travaillée, torturée par une envie folle de tousser. (Quand je dis tousser, j’entends bien que vous transposez.)
Il semblait dormir ; il respirait avec calme. Certes il dormait.
Elle se dit : « Je prendrai mes précautions. Je tâcherai de souffler seulement, tout doucement, pour ne pas le réveiller. » Et elle fit comme ceux qui cachent leur bouche sous leur main et s’efforcent de dégager, sans bruit, leur gorge en expectorant de l’air avec adresse.
Soit qu’elle s’y prît mal, soit que la démangeaison fût trop forte, elle toussa.
Aussitôt elle perdit la tête. S’il avait entendu, quelle honte ! Et quel danger ! Oh ! S’il ne dormait, par hasard ? Comment le savoir ? Elle le regarda fixement, et, à la lueur de la veilleuse, elle crut voir sourire son visage aux yeux fermés. Mais s’il riait, … il ne dormait donc pas, … et, s’il ne dormait pas… ?
Elle tenta avec sa bouche, la vraie, de produire un bruit semblable, pour… dérouter son compagnon.
Cela ne ressemblait guère.
Mais dormait-il ?
Elle se retourna, s’agita, le poussa, pour certitude.
Il ne remua point.
Alors elle se mit à chantonner.
Le monsieur ne bougeait pas.
Perdant la tête, elle l’appela « Ernest ».
Il ne fit pas un mouvement, mais il répondit aussitôt :