« C’est le combat à outrance. Plus que nos meubles encore, notre caractère a des angles, toujours des angles !
« À peine levés, nous courons au travail par la pluie ou la gelée. Nous luttons contre les rivalités, les compétitions, les hostilités. Chaque homme est un ennemi qu’il faut craindre et terrasser, avec qui il faut ruser. L’amour même a, chez nous, des aspects de victoire et de défaite : c’est encore une lutte. »
Il songea quelques secondes et reprit :
— La maison que je vais acheter, je la connais. Elle est carrée, avec un toit plat et des découpures de bois à la mode orientale. De la terrasse, on voit la mer, où passent ces voiles blanches, en forme d’ailes pointues, des bateaux grecs ou musulmans. Les murs du dehors sont presque sans ouvertures. Un grand jardin, où l’air est lourd sous le parasol des palmiers, forme le milieu de cette demeure, Un jet d’eau monte sous les arbres et s’émiette en retombant dans un large bassin de marbre dont le fond est sablé de poudre d’or. Je m’y baignerai à tout moment, entre deux pipes, deux rêves ou deux baisers.
« Je n’aurai point la servante, la hideuse bonne au tablier gras, et qui relève en s’en allant, d’un coup de sa savate usée, le bas fangeux de sa jupe. Oh ! ce coup de talon qui montre la cheville jaune, il me remue le cœur de dégoût, et je ne le puis éviter. Elles l’ont toutes, les misérables !
« Je n’entendrai plus le claquement de la semelle sur le parquet, le battement des portes lancées à toute volée, le fracas de la vaisselle qui tombe.
« J’aurai des esclaves noirs et beaux, drapés dans un voile blanc et qui courent, nu-pieds, sur les tapis sourds.
« Mes murs seront moelleux et rebondissants comme des poitrines de femmes, et, sur mes divans en cercle autour de chaque appartement, toutes les formes de coussins me permettront de me coucher dans toutes les postures qu’on peut prendre.
« Puis, quand je serai las du repos délicieux, las de jouir de l’immobilité de mon rêve éternel, las du calme plaisir d’être bien, je ferai amener devant ma porte un cheval blanc ou noir qui courra très vite.
« Et je partirai sur son dos, en buvant l’air qui fouette et grise, l’air sifflant des galops furieux.
« Et j’irai comme une flèche sur cette terre colorée qui enivre le regard, dont la vue est savoureuse comme un vin.
« À l’heure calme du soir, j’irai, d’une course affolée, vers le large horizon que le soleil couchant teinte en rose. Tout devient rose, là-bas, au crépuscule : les montagnes brûlées, le sable, les vêtements des Arabes, la robe blanche des chevaux.
« Les flamants roses s’envoleront des marais sur le ciel rose ; et je pousserai des cris de délire, noyé dans la roseur illimitée du monde.
« Je ne verrai plus, le long des trottoirs, assourdis par le bruit dur des fiacres sur les pavés, des hommes vêtus de noir, assis sur des chaises incommodes, boire l’absinthe en parlant d’affaires.
« J’ignorerai le cours de la Bourse, les fluctuations des valeurs, toutes les inutiles bêtises où nous gaspillons notre courte, misérable et trompeuse existence. Pourquoi ces peines, ces souffrances, ces luttes ? Je me reposerai à l’abri du vent dans ma somptueuse et claire demeure.
« Et j’aurai quatre ou cinq épouses en des appartements moelleux, cinq épouses venues des cinq parties du monde, et qui m’apporteront la saveur de la beauté féminine épanouie dans toutes les races. »
Il se tut encore, puis prononça doucement :
— Laisse-moi.
Je m’en allai. Je ne le revis plus.
Deux mois plus tard, il m’écrivit ces trois mots seuls : « Je suis heureux. » Sa lettre sentait l’encens et d’autres parfums très doux.
13 septembre 1883
L'enfant
On parlait, après le dîner, d’un avortement qui venait d’avoir lieu dans la commune. La baronne s’indignait : « Était-ce possible une chose pareille ! La fille, séduite par un garçon boucher, avait jeté son enfant dans une marnière ! Quelle horreur ! On avait même prouvé que le pauvre petit être n’était pas mort sur le coup. »
Le médecin, qui dînait au château ce soir-là, donnait des détails horribles d’un air tranquille, et il paraissait émerveillé du courage de la misérable mère, qui avait fait deux kilomètres à pied, ayant accouché toute seule, pour assassiner son enfant. Il répétait : « Elle est en fer, cette femme ! Et quelle énergie sauvage il lui a fallu pour traverser le bois, la nuit, avec son petit qui gémissait dans ses bras ! Je demeure éperdu devant de pareilles souffrances morales. Songez donc à l’épouvante de cette âme, au déchirement de ce cœur ! Comme la vie est odieuse et misérable ! D’infâmes préjugés, oui, Madame, d’infâmes préjugés, un faux honneur, plus abominable que le crime, toute une accumulation de sentiments factices, d’honorabilité odieuse, de révoltante honnêteté poussent à l’assassinat, à l’infanticide de pauvres filles qui ont obéi sans résistance à la loi impérieuse de la vie. Quelle honte pour l’humanité d’avoir établi une pareille morale et fait un crime de l’embrassement libre de deux êtres ! »
La baronne était devenue pâle d’indignation.
Elle répliqua : « Alors, Docteur, vous mettez le vice au-dessus de la vertu, la prostituée avant l’honnête femme ! Celle qui s’abandonne à ses instincts honteux vous paraît l’égale de l’épouse irréprochable qui accomplit son devoir dans l’intégrité de sa conscience ! »
Le médecin, un vieux homme qui avait touché à bien des plaies, se leva, et, d’une voix forte : « Vous parlez, Madame, de choses que vous ignorez, n’ayant point connu les invincibles passions. Laissez-moi vous dire une aventure récente dont je fus témoin.
« Oh ! Madame, soyez toujours indulgente, et bonne, et miséricordieuse ; vous ne savez pas ! Malheur à ceux à qui la perfide nature a donné des sens inapaisables ! Les gens calmes, nés sans instincts violents, vivent honnêtes, par nécessité. Le devoir est facile à ceux que ne torturent jamais les désirs enragés. Je vois des petites bourgeoises au sang froid, aux mœurs rigides, d’un esprit moyen et d’un cœur modéré, pousser des cris d’indignation quand elles apprennent les fautes des femmes tombées.
« Ah ! vous dormez tranquille dans un lit pacifique que ne hantent point les rêves éperdus. Ceux qui vous entourent sont comme vous, préservés par la sagesse instinctive de leurs sens. Vous luttez à peine contre des apparences d’entraînement. Seul, votre esprit suit parfois des pensées malsaines, sans que tout votre corps se soulève rien qu’à l’effleurement de l’idée tentatrice.
« Mais chez ceux-là que le hasard a faits passionnés, Madame, les sens sont invincibles. Pouvez-vous arrêter le vent, pouvez-vous arrêter la mer démontée ? Pouvez-vous entraver les forces de la nature ? Non. Les sens aussi sont des forces de la nature, invincibles comme la mer et le vent. Ils soulèvent et entraînent l’homme et le jettent à la volupté sans qu’il puisse résister à la véhémence de son désir. Les femmes irréprochables sont les femmes sans tempérament. Elles sont nombreuses. Je ne leur sais pas gré de leur vertu, car elles n’ont pas à lutter. Mais Jamais, entendez-vous, jamais une Messaline, une Catherine ne sera sage. Elle ne le peut pas. Elle est créée pour la caresse furieuse ! Ses organes ne ressemblent point aux vôtres, sa chair est différente, plus vibrante, plus affolée au moindre contact d’une autre chair ; et ses nerfs travaillent, la bouleversent et la domptent alors que les vôtres n’ont rien ressenti. Essayez donc de nourrir un épervier avec les petits grains ronds que vous donnez au perroquet ! Ce sont deux oiseaux pourtant qui ont un gros bec crochu. Mais leurs instincts sont différents.