Le médecin se tut et attendit. La baronne ne répondit pas.
18 septembre 1883
Une soirée
Maître Saval, notaire à Vernon, aimait passionnément la musique. Jeune encore, chauve déjà, rasé toujours avec soin, un peu gros, comme il sied, portant un pince-nez d’or au lieu des antiques lunettes, actif, galant et joyeux, il passait dans Vernon pour un artiste. Il touchait du piano et jouait du violon, donnait des soirées musicales où l’on interprétait les opéras nouveaux.
Il avait même ce qu’on appelle un filet de voix, rien qu’un filet, un tout petit filet ; mais il le conduisait avec tant de goût que les « Bravo ! Exquis ! Surprenant ! Adorable ! » jaillissaient de toutes les bouches, dès qu’il avait murmuré la dernière note.
Il était abonné chez un éditeur de musique de Paris, qui lui adressait les nouveautés, et il envoyait de temps en temps à la haute société de la ville des petits billets ainsi tournés :
« Vous êtes prié d’assister lundi soir chez maître Saval, notaire, à la première audition, à Vernon, du Saïs. »
Quelques officiers, doués de jolies voix, faisaient les chœurs. Deux ou trois dames du cru chantaient aussi. Le notaire remplissait le rôle de chef d’orchestre avec tant de sûreté, que le chef de musique du 190e de ligne avait dit de lui, un jour au café de l’Europe :
« Oh ! maître Saval, c’est un maître. Il est bien malheureux qu’il n’ait pas embrassé la carrière des arts. » Quand on citait son nom dans un salon, il se trouvait toujours quelqu’un pour déclarer :
« Ce n’est pas un amateur c’est un artiste, un véritable artiste. » Et deux ou trois personnes répétaient, avec une conviction profonde :
« Oh ! oui, un véritable artiste » ; en appuyant beaucoup sur « Véritable ».
Chaque fois qu’une œuvre nouvelle était interprétée sur une grande scène de Paris, maître Saval faisait le voyage.
Or, l’an dernier il voulut, selon sa coutume, aller entendre Henri VIII. Il prit donc l’express qui arrive à Paris à quatre heures et trente minutes, étant résolu à repartir par le train de minuit trente-cinq, pour ne point coucher à l’hôtel. Il avait endossé chez lui la tenue de soirée, habit noir et cravate blanche, qu’il dissimulait sous son pardessus au col relevé.
Dès qu’il eut mis le pied rue d’Amsterdam, il se sentit tout joyeux. Il se disait :
« Décidément l’air de Paris ne ressemble à aucun air. Il a un je-ne-sais-quoi de montant, d’excitant, de grisant, qui vous donne une drôle d’envie de gambader et de faire bien autre chose encore. Dès que je débarque ici, il me semble, tout d’un coup, que je viens de boire une bouteille de champagne. Quelle vie on pourrait mener dans cette ville, au milieu des artistes ! Heureux les élus, les grands hommes qui jouissent de la renommée dans une pareille ville ! Quelle existence est la leur ! » Et il faisait des projets ; il aurait voulu connaître quelques-uns de ces hommes célèbres, pour parler d’eux à Vernon et passer de temps en temps une soirée chez eux lorsqu’il venait à Paris.
Mais tout à coup une idée le frappa. Il avait entendu citer de petits cafés du boulevard extérieur où se réunissaient des peintres déjà connus, des hommes de lettres, même des musiciens, et il se mit à monter vers Montmartre d’un pas lent.
Il avait deux heures devant lui. Il voulait voir. Il passa devant les brasseries fréquentées par les derniers bohèmes, regardant les têtes, cherchant à deviner les artistes. Enfin il entra au Rat-Mort, alléché par le titre.
Cinq ou six femmes accoudées sur les tables de marbre parlaient bas de leurs affaires d’amour, des querelles de Lucie avec Hortense, de la gredinerie d’Octave. Elles étaient mûres, trop grasses ou trop maigres, fatiguées, usées. On les devinait presque chauves ; et elles buvaient des bocks, comme des hommes.
Maître Saval s’assit loin d’elles, et attendit, car l’heure de l’absinthe approchait.
Un grand jeune homme vint bientôt se placer près de lui. La patronne l’appela « M. Romantin ». Le notaire tressaillit. Est-ce ce Romantin qui venait d’avoir une première médaille au dernier Salon ?
Le jeune homme, d’un geste, fit venir le garçon :
« Tu vas me donner à dîner tout de suite, et puis tu porteras à mon nouvel atelier 15, boulevard de Clichy, trente bouteilles de bière et le jambon que j’ai commandé ce matin. Nous allons pendre la crémaillère. » Maître Saval, aussitôt, se fit servir à dîner. Puis il ôta son pardessus, montrant un habit et sa cravate blanche.
Son voisin ne paraissait point le remarquer. Il avait pris un journal et lisait. Maître Saval le regardait de côté, brûlant du désir de lui parler. Deux jeunes hommes entrèrent, vêtus de vestes de velours rouge, et portant des barbes en pointe à la Henri III. Ils s’assirent en face de Romantin.
Le premier dit :
« C’est pour ce soir ? » Romantin lui serra la main :
« Je te crois, mon vieux, et tout le monde y sera. J’ai Bonnat, Guillemet, Gervex, Béraud, Hébert, Duez, Clairin, Jean-Paul Laurens ; ce sera une fête épatante. Et des femmes, tu verras ! Toutes les actrices sans exception, toutes celles qui n’ont rien à faire ce soir, bien entendu. » Le patron de l’établissement s’était approché.
« Vous la pendez souvent, cette crémaillère ? » Le peintre répondit :
« Je vous crois, tous les trois mois, à chaque terme. » Maître Saval n’y tint plus et d’une voix hésitante :
« Je vous demande pardon de vous déranger Monsieur mais j’ai entendu prononcer votre nom et je serais fort désireux de savoir si vous êtes bien M. Romantin dont j’ai tant admiré l’œuvre au dernier Salon. » L’artiste répondit :
« Lui-même, en personne, Monsieur. » Le notaire alors fit un compliment bien tourné prouvant qu’il avait des lettres.
Le peintre, séduit, répondit par des politesses. On causa.
Romantin en revint à sa crémaillère, détaillant les magnificences de la fête.
Maître Saval l’interrogea sur tous les hommes qu’il allait recevoir ajoutant :
« Ce serait pour un étranger une extraordinaire bonne fortune que de rencontrer d’un seul coup, tant de célébrités réunies chez un artiste de votre valeur. » Romantin, conquis, répondit :
« Si ça peut vous être agréable, venez. » Maître Saval accepta avec enthousiasme, pensant :
« J’aurai toujours le temps de voir Henri VIII. » Tous deux avaient achevé leur repas. Le notaire s’acharna à payer les deux notes, voulant répondre aux gracieusetés de son voisin. Il paya aussi les consommations des jeunes gens en velours rouge ; puis il sortit avec son peintre.
Ils s’arrêtèrent devant une maison très longue et peu élevée, dont tout le premier étage avait l’air d’une serre interminable. Six ateliers s’alignaient à la file, en façade sur le boulevard.
Romantin entra le premier monta l’escalier ouvrit une porte, alluma une allumette, puis une bougie.
Ils se trouvaient dans une pièce démesurée dont le mobilier consistait en trois chaises, deux chevalets, et quelques esquisses posées par terre, le long des murs. Maître Saval, stupéfait, restait immobile sur la porte.