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Il essayait de s’expliquer :

« Messieurs… messieurs… mesdames… » Mais on ne l’écoutait pas. On tournait, on sautait, on braillait.

À la fin la danse s’arrêta.

Maître Saval prononça :

« Messieurs… » Un grand garçon blond et barbu jusqu’au nez lui coupa la parole :

« Comment vous appelez-vous, mon ami ? » Le notaire, effaré, prononça :

« Je suis maître Saval. » Une voix cria :

« Tu veux dire Baptiste. »

Une femme dit :

« Laissez-le donc tranquille, ce garçon ; il va se fâcher à la fin.

Il est payé pour nous servir et pas pour se faire moquer de lui. » Alors maître Saval s’aperçut que chaque invité apportait ses provisions. l’un tenait une bouteille et l’autre un pâté. Celui-ci un pain, celui-là un jambon.

Le grand garçon blond lui mit dans les bras un saucisson démesuré et commanda : « Tiens, va dresser le buffet dans le coin, là-bas. Tu mettras les bouteilles à gauche et les provisions à droite. » Saval, perdant la tête, s’écria :

« Mais, messieurs, je suis un notaire ! » Il y eut un instant de silence, puis un rire fou. Un monsieur soupçonneux demanda :

« Comment êtes-vous ici ? » Il s’expliqua, raconta son projet d’écouter l’Opéra, son départ de Vernon, son arrivée à Paris, toute sa soirée.

On s’était assis autour de lui pour l’écouter ; on lui lançait des mots ; on l’appelait Schéhérazade.

Romantin ne revenait pas. D’autres invités arrivaient. On leur présentait maître Saval pour qu’il recommençât son histoire. Il refusait, on le forçait à raconter ; on l’attacha sur une des trois chaises, entre deux femmes qui lui versaient sans cesse à boire. Il buvait, il riait, il parlait, il chantait aussi. Il voulut danser avec sa chaise, il tomba.

À partir de ce moment, il oublia tout. Il lui sembla pourtant qu’on le déshabillait, qu’on le couchait, et qu’il avait mal au cœur.

Il faisait grand jour quand il s’éveilla, étendu, au fond d’un placard, dans un lit qu’il ne connaissait pas.

Une vieille femme, un balai à la main, le regardait d’un air furieux. À la fin, elle prononça :

« Salop, va ! Salop ! Si c’est permis de se soûler comme ça ! » Il s’assit sur son séant, il se sentait mal à son aise. Il demanda :

« Où suis-je ?

— Où vous êtes, salop ? vous êtes gris. Allez-vous bientôt décaniller et plus vite que ça ! » Il voulut se lever Il était nu dans ce lit. Ses habits avaient disparu. Il prononça :

« Madame, je… ! » Puis il se souvint… Que faire ? Il demanda :

« M. Romantin n’est pas rentré ? » La concierge vociféra :

« Voulez-vous bien décaniller, qu’il ne vous trouve pas ici au moins ! » Maître Saval confus déclara :

« Je n’ai plus mes habits. On me les a pris. » Il dut attendre, expliquer son cas, prévenir des amis, emprunter de l’argent pour se vêtir Il ne repartit que le soir. Et quand on parle musique chez lui, dans son beau salon de Vernon, il déclare avec autorité que la peinture est un art fort inférieur.

21 septembre 1883

Humble drame

Les rencontres font le charme des voyages. Qui ne connaît cette joie de retrouver soudain, à cinq cents lieues du pays, un Parisien, un camarade de collège, un voisin de campagne ? Qui n’a passé la nuit, les yeux ouverts, dans la petite diligence drelindante des contrées où la vapeur est encore ignorée, à côté d’une jeune femme inconnue, entrevue seulement à la lueur de la lanterne alors qu’elle montait dans le coupé devant la porte d’une blanche maison de petite ville ?

Et, le matin venu, quand on a de l’esprit et les oreilles tout engourdies du continu tintement des grelots et du fracas éclatant des vitres, quelle charmante sensation de voir la jolie voisine ébouriffée ouvrir les yeux, regarder autour d’elle, faire, du bout de ses doigts fins, la toilette de ses cheveux rebelles, rajuster sa coiffure, tâter d’une main sûre si son corset n’a point tourné, si sa taille est droite et la jupe pas trop écrasée !

Elle vous regarde aussi d’un seul coup d’œil froid et curieux. Puis elle se carre dans un coin et ne semble plus occupée que du pays.

Malgré soi on la guette sans cesse, malgré soi on pense à elle toujours. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Malgré soi on ébauche en pensée un petit roman. Elle est jolie ; elle semble charmante ! Heureux celui… La vie serait peut-être exquise à côté d’elle ? Qui sait ? C’est peut-être la femme qu’il fallait à notre cœur, à notre rêve, à notre humeur.

Et comme il est délicieux aussi le dépit qu’on a de la voir descendre devant la barrière d’une maison de campagne. Un homme est là, qui l’attend avec deux enfants et deux bonnes. Il la reçoit dans ses bras, l’embrasse en la déposant à terre. Elle se penche, prend les petits qui lui tendent les mains, les caresse avec tendresse ; et tous s’éloignent dans une allée pendant que les bonnes reçoivent les paquets jetés de l’impériale par le conducteur.

Adieu ! c’est fini. On ne la verra plus, plus jamais. Adieu la jeune femme qui a passé la nuit à votre côté. On ne la connaît plus, on ne lui a point parlé ; on est tout de même un peu triste de son départ. Adieu !

J’en ai de ces souvenirs de voyage, des gais, des sombres, j’en ai beaucoup.

J’étais en Auvergne, errant à pied dans ces charmantes montagnes françaises, pas trop hautes, pas trop dures, intimes, familières. J’avais grimpé sur le Sancy et j’entrais dans une petite auberge, auprès d’une chapelle à pèlerinage qu’on nomme Notre-Dame-de-Vassivière, quand j’aperçus, déjeunant seule à la table du fond, une vieille femme, étrange et ridicule.

Elle était âgée de soixante-dix ans au moins, grande, sèche, anguleuse, avec des cheveux blancs en boudins sur les tempes, suivant la mode ancienne. Vêtue comme une Anglaise vagabonde d’une façon maladroite et drôle, en personne à qui toute toilette est indifférente, elle mangeait une omelette et buvait de l’eau.

Elle avait un aspect singulier, des yeux inquiets, une physionomie d’être que l’existence a maltraitée. Je la regardais malgré moi, me demandant : « Qui est-ce ? Quelle est la vie de cette femme ? Pourquoi erre-t-elle seule dans ces montagnes ? »

Elle paya, puis se leva pour partir, en rajustant sur ses épaules un étonnant petit châle dont les deux bouts pendaient sur ses bras. Elle prit dans un coin un long bâton de voyage couvert de noms imprimés au fer rouge, puis elle sortit, droite, roide, d’un grand pas de facteur qui se met en course.

Un guide l’attendait devant la porte. Ils s’éloignèrent. Je les regardais descendre le vallon, le long du chemin qu’indique une ligne de hautes croix de bois. Elle était plus grande que son compagnon et semblait aller plus vite que lui.

Deux heures plus tard je gravissais les bords de l’entonnoir profond qui contient, dans un merveilleux et énorme trou de verdure, plein d’arbres, de broussailles, de rocs et de fleurs, le lac Pavin, si rond qu’il semble fait au compas, si clair et si bleu qu’on dirait un flot d’azur coulé du ciel, si charmant qu’on voudrait vivre dans une hutte, sur le versant du bois qui domine ce cratère où dort l’eau tranquille et froide.