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Elle était là debout, immobile, contemplant la nappe transparente au fond du volcan mort. Elle regardait comme pour voir dessous, dans la profondeur inconnue, peuplée, dit-on, de truites grosses comme des monstres et qui ont dévoré tous les autres poissons. Comme je passais près d’elle, il me sembla que deux larmes roulaient dans ses yeux. Mais elle partit à grandes enjambées pour rejoindre son guide, demeuré dans un cabaret au pied de la montée qui mène au lac.

Je ne la revis point ce jour-là.

Le lendemain, à la nuit tombante, j’arrivai au château de Murol. La vieille forteresse, tour géante debout sur son pic au milieu d’une large vallée, au croisement de trois vallons, se dresse sur le ciel, brune, crevassée, bosselée, mais ronde, depuis son large pied circulaire jusqu’aux tourelles croulantes de son faîte.

Elle surprend plus qu’aucune autre ruine par son énormité simple, sa majesté, son air antique puissant et grave. Elle est là, seule, haute comme une montagne, reine morte, mais toujours la reine des vallées couchées sous elle. On y monte par une pente plantée de sapins, on y pénètre par une porte étroite, on s’arrête au pied des murs, dans la première enceinte au-dessus du pays entier.

Là-dedans, des salles tombées, des escaliers égrenés, des trous inconnus, des souterrains, des oubliettes, des murs coupés au milieu, des voûtes tenant on ne sait comment, un dédale de pierres, de crevasses où pousse l’herbe, où glissent des bêtes.

J’étais seul, rôdant par cette ruine.

Soudain, derrière un pan de muraille, j’aperçus un être, une sorte de fantôme, comme l’esprit de cette demeure antique et détruite.

J’eus un sursaut de surprise, presque de peur. Puis je reconnus la vieille femme rencontrée deux fois déjà.

Elle pleurait. Elle pleurait de grosses larmes, et tenait à la main son mouchoir.

Je me retournais pour m’en aller. Elle me parla, honteuse d’avoir été surprise.

— Oui, Monsieur, je pleure… Cela ne m’arrive pas souvent.

Je balbutiai, confus, ne sachant que répondre : « Pardon, Madame, de vous avoir troublée. Vous avez sans doute été frappée par quelque malheur. »

Elle murmura :

— Oui. — Non. Je suis comme un chien perdu.

Et posant son mouchoir sur ses yeux, elle sanglota. Je lui pris les mains tâchant de l’apaiser, ému par ces larmes contagieuses. Et brusquement elle me conta son histoire comme pour n’être plus seule à porter son chagrin.

— Oh !.. Oh !.. Monsieur… Si vous saviez… dans quelle détresse je vis… dans quelle détresse…

J’étais heureuse… J’ai une maison là-bas… chez moi. Je n’y veux plus retourner, je n’y retournerai plus, c’est trop dur.

J’ai un fils… C’est lui ! c’est lui ! Les enfants ne savent pas… On a si peu de temps à vivre ! Si je le voyais maintenant, je ne le reconnaîtrais peut-être plus ! Comme je l’aimais ! Même avant qu’il fût né, quand je le sentais remuer dans mon corps. Et puis après. Comme je l’ai embrassé, caressé, chéri ! Si vous saviez combien j’ai passé de nuits à le regarder dormir, et de nuits à penser à lui. J’en étais folle. Il avait huit ans quand son père le mit en pension. C’était fini. Il ne fut plus à moi. Oh ! mon Dieu ! Il venait tous les dimanches, voilà tout.

Puis il alla au collège, à Paris. Il ne venait plus que quatre fois l’an ; et chaque fois je m’étonnais des changements de sa personne, de le retrouver plus grand sans l’avoir vu grandir. On m’a volé son enfance, sa confiance, sa tendresse qui ne se serait plus détachée de moi, toute ma joie de le sentir croître, devenir un petit homme.

Je le voyais quatre fois l’an ! Songez ! À chacune de ses visites, son corps, son regard, ses mouvements, sa voix, son rire, n’étaient plus les mêmes, n’étaient plus les miens. Ça change si vite un enfant ; et, quand on n’est pas là pour le voir changer, c’est si triste ; on ne le retrouve plus !

Une année il arriva avec du duvet sur les joues ! Lui mon fils ! Je fus stupéfaite… et triste, le croiriez-vous ? J’osais à peine l’embrasser. Était-ce lui ? mon petit, tout petit blondin frisé d’autrefois, mon cher, cher enfant que j’avais tenu, dans ses langes, sur mes genoux, qui avait bu mon lait de ses petites lèvres goulues, ce grand garçon brun qui ne savait plus me caresser, qui semblait m’aimer surtout par devoir, qui m’appelait « ma mère » par convenance et qui m’embrassait sur le front alors que j’aurais voulu l’écraser dans mes bras ?

Mon mari mourut. Puis ce fut le tour de mes parents, puis je perdis mes deux sœurs. Quand la mort entre dans une maison, on dirait qu’elle se dépêche de faire le plus de besogne possible pour n’avoir pas à y revenir de longtemps. Elle ne laisse vivantes qu’une ou deux personnes pour pleurer les autres.

Je restai seule. Mon grand fils faisait alors son droit. J’espérais vivre et mourir près de lui.

J’allai le rejoindre pour demeurer ensemble. Il avait pris des habitudes de jeune homme ; il me fit comprendre que je le gênais. Je partis ; j’ai eu tort ; mais je souffrais trop de me sentir importune, moi sa mère. Je revins chez moi.

Je ne le revis plus, presque plus.

Il se maria. Quelle joie ! Nous allions enfin nous rejoindre pour toujours. J’aurais des petits-enfants ! Il avait épousé une Anglaise qui me prit en haine. Pourquoi ? Elle a senti peut-être que je l’aimais trop ?

Je fus forcée de m’éloigner encore. Je me retrouvai seule. Oui, Monsieur.

Puis il partit pour l’Angleterre. Il allait vivre chez eux, chez les parents de sa femme. Comprenez-vous ? Ils l’ont pour eux, mon fils ! Ils me l’ont volé ! Il m’écrit tous les mois. Il venait me voir dans les premiers temps. Maintenant, il ne vient plus.

Voici quatre ans que je ne l’ai vu ! Il avait la figure ridée et des cheveux blancs. Était-ce possible ? Cet homme presque vieux, mon fils ? Mon petit enfant rose de Jadis ? Sans doute je ne le reverrai pas.

Et je voyage toute l’année. Je vais à droite, à gauche, comme vous voyez, sans personne avec moi. Je suis comme un chien perdu. Adieu, Monsieur, ne restez pas près de moi, ça me fait mal de vous avoir dit tout cela.

Et comme je redescendais la colline, m’étant retourné, j’aperçus la vieille femme debout sur une muraille crevassée, regardant les monts, la longue vallée et le lac Chambon dans le lointain.

Et le vent agitait comme un drapeau le bas de sa robe et le petit châle étrange qu’elle portait sur ses épaules.

2 octobre 1883

Le vengeur

Quand M. Antoine Leuillet épousa Mme veuve Mathilde Souris, il était amoureux d’elle depuis bientôt dix ans.

M. Souris avait été son ami, son vieux camarade de collège.

Leuillet l’aimait beaucoup, mais le trouvait un peu godiche. Il disait souvent : « Ce pauvre Souris n’a pas inventé la poudre. » Quand Souris épousa Mlle Mathilde Duval, Leuillet fut surpris et un peu vexé, car il avait pour elle un léger béguin. C’était la fille d’une voisine, ancienne mercière retirée avec une toute petite fortune. Elle était jolie, fine, intelligente. Elle prit Souris pour son argent.