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« Je veux savoir avec quel jeune homme, entends-tu ? » Alors elle prononça péniblement : « Je voulais rire. » Mais il frémissait de colère : « Quoi ? Comment ? Tu voulais rire ? Tu te moquais de moi, alors ? Mais je ne me paye pas de ces défaites-là, entends-tu ? Je te demande le nom du jeune homme. » Elle ne répondit pas, demeurant sur le dos, immobile.

Il lui prit le bras qu’il serra vivement : « M’entends-tu, à la fin ?

Je prétends que tu me répondes quand je te parle. »

Alors elle prononça nerveusement : « Je crois que tu deviens fou, laisse-moi tranquille ! » Il tremblait de fureur ne sachant plus que dire, exaspéré, et il la secouait de toute sa force, répétant : « M’entends-tu ? m’entends-tu ? » Elle fit pour se dégager un geste brusque, et du bout des doigts atteignit le nez de son mari. Il eut une rage, se croyant frappé, et d’un élan il se rua sur elle.

Il la tenait maintenant sous lui, la giflant de toute sa force et criant : « Tiens, tiens, tiens, voilà, voilà, gueuse, catin ! catin ! » Puis quand il fut essoufflé, à bout d’énergie, il se leva, et se dirigea vers la commode pour se préparer un verre d’eau sucrée à la fleur d’oranger car il se sentait brisé à défaillir. Et elle pleurait au fond du lit, poussant de gros sanglots, sentant tout son bonheur fini, par sa faute. Alors, au milieu des larmes, elle balbutia : « Écoute, Antoine, viens ici, je t’ai menti, tu vas comprendre, écoute. » Et, prête à la défense maintenant, armée de raisons et de ruses, elle souleva un peu sa tête ébouriffée dans son bonnet chaviré.

Et lui, se tournant vers elle, s’approcha, honteux d’avoir frappé, mais sentant vivre au fond de son cœur de mari une haine inépuisable contre cette femme qui avait trompé l’autre, sourit.

6 novembre 1883

L'attente

On causait, entre hommes, après dîner dans le fumoir. On parlait de successions inattendues, d’héritages bizarres. Alors maître Le Brument, qu’on appelait tantôt l’illustre maître, tantôt l’illustre avocat, vint s’adosser à la cheminée.

« J’ai, dit-il, à rechercher en ce moment un héritier disparu dans des circonstances particulièrement terribles. C’est là un de ces drames simples et féroces de la vie commune ; une histoire qui peut arriver tous les jours, et qui est cependant une des plus épouvantables que je connaisse. La voici : »

« Je fus appelé, voici à peu près six mois, auprès d’une mourante. Elle me dit :

« Monsieur, je voudrais vous charger de la mission la plus délicate, la plus difficile et la plus longue qui soit. Prenez, s’il vous plaît, connaissance de mon testament, là, sur cette table. Une somme de cinq mille francs vous est léguée, comme honoraires, si vous ne réussissez pas, et de cent mille francs si vous réussissez. Il faut retrouver mon fils après ma mort. »

Elle me pria de l’aider à s’asseoir dans son lit, pour parler plus facilement, car sa voix saccadée, essoufflée, sifflait dans sa gorge.

Je me trouvais dans une maison fort riche. La chambre luxueuse, d’un luxe simple, était capitonnée avec des étoffes épaisses comme des murs, si douces à l’œil qu’elles donnaient une sensation de caresse, si muettes que les paroles semblaient y entrer, y disparaître, y mourir.

L’agonisante reprit :

« Vous êtes le premier être à qui je vais dire mon horrible histoire. Je tâcherai d’avoir la force d’aller jusqu’au bout. Il faut que vous n’ignoriez rien pour avoir, vous que je sais être un homme de cœur en même temps qu’un homme du monde, le désir sincère de m’aider de tout votre pouvoir.

« Écoutez-moi.

« Avant mon mariage, j’avais aimé un jeune homme dont ma famille repoussa la demande, parce qu’il n’était pas assez riche. J’épousai, peu de temps après, un homme fort riche. Je l’épousai par ignorance, par crainte, par obéissance, par nonchalance, comme épousent les jeunes filles.

« J’en eus un enfant, un garçon. Mon mari mourut au bout de quelques années.

« Celui que j’avais aimé s’était marié à son tour. Quand il me vit veuve, il éprouva une horrible douleur de n’être plus libre. Il me vint voir, il pleura et sanglota devant moi à me briser le cœur, Il devint mon ami. J’aurais dû, peut-être, ne le pas recevoir. Que voulez-vous ? j’étais seule, si triste, si seule, si désespérée ! Et je l’aimais encore. Comme on souffre, parfois !

« Je n’avais que lui au monde, mes parents étant morts aussi. Il venait souvent ; il passait des soirs entiers auprès de moi. Je n’aurais pas dû le laisser venir si souvent, puisqu’il était marié. Mais je n’avais pas la force de l’en empêcher.

« Que vous dirai-je ?… il devint mon amant ! Comment cela s’est-il fait ? Est-ce que je le sais ? Est-ce qu’on sait ? Croyez-vous qu’il puisse en être autrement quand deux créatures humaines sont poussées l’une vers l’autre par cette force irrésistible de l’amour partagé ? Croyez-vous, Monsieur, qu’on puisse toujours résister toujours lutter toujours refuser ce que demande avec des prières, des supplications, des larmes, des paroles affolantes, des agenouillements, des emportements de passion, l’homme qu’on adore, qu’on voudrait voir heureux en ses moindres désirs, qu’on voudrait accabler de toutes les joies possibles et qu’on désespère, pour obéir à l’honneur du monde ? Quelle force il faudrait, quel renoncement au bonheur quelle abnégation, et même quel égoïsme d’honnêteté, n’est-il pas vrai ?

« Enfin, Monsieur je fus sa maîtresse ; et je fus heureuse. Pendant douze ans, je fus heureuse. J’étais devenue, et c’est là ma plus grande faiblesse et ma grande lâcheté, j’étais devenue l’amie de sa femme.

« Nous élevions mon fils ensemble, nous en faisions un homme, un homme véritable, intelligent, plein de sens et de volonté, d’idées généreuses et larges. L’enfant atteignit dix-sept ans.

« Lui, le jeune homme, aimait mon… mon amant presque autant que je l’aimais moi-même, car il avait été également chéri et soigné par nous deux. Il l’appelait : « Bon ami » et le respectait infiniment, n’ayant jamais reçu de lui que des enseignements sages et des exemples de droiture, d’honneur et de probité. Il le considérait comme un vieux, loyal et dévoué camarade de sa mère, comme une sorte de père moral, de tuteur, de protecteur que sais-je ?

« Peut-être ne s’était-il jamais rien demandé, accoutumé dés son plus jeune âge à voir cet homme dans la maison, près de moi, près de lui, occupé de nous sans cesse.

« Un soir nous devions dîner tous les trois ensemble (c’étaient là mes plus grandes fêtes), et je les attendais tous les deux, me demandant lequel arriverait le premier. La porte s’ouvrit ; c’était mon vieil ami. J’allai vers lui, les bras tendus ; et il me mit sur les lèvres un long baiser de bonheur.

« Tout à coup un bruit, un frôlement, presque rien, cette sensation mystérieuse qui indique la présence d’une personne, nous fit tressaillir et nous retourner d’une secousse. Jean, mon fils, était là, debout, livide, nous regardant.

« Ce fut une seconde atroce d’affolement. Je reculai, tendant les mains vers mon enfant comme pour une prière. Je ne le vis plus. Il était parti.