« Nous sommes demeurés face à face, atterrés, incapables de parler. Je m’affaissai sur un fauteuil, et j’avais envie, une envie confuse et puissante de fuir de m’en aller dans la nuit, de disparaître pour toujours. Puis des sanglots convulsifs m’emplirent la gorge, et je pleurai, secouée de spasmes, l’âme déchirée, tous les nerfs tordus par cette horrible sensation d’un irrémédiable malheur et par cette honte épouvantable qui tombe sur le cœur d’une mère en ces moments-là.
« Lui… restait effaré devant moi, n’osant ni m’approcher ni me parler ni me toucher de peur que l’enfant ne revînt. Il dit enfin :
« Je vais le chercher… lui dire… lui faire comprendre… Enfin il faut que je le voie… qu’il sache… »
« Et il sortit.
« J’attendis… j’attendis éperdue, tressaillant aux moindres bruits, soulevée de peur et je ne sais de quelle émotion indicible et intolérable à chacun des petits craquements du feu dans la cheminée.
« J’attendis une heure, deux heures, sentant grandir en mon cœur une épouvante inconnue, une angoisse telle, que je ne souhaiterais point au plus criminel des hommes dix minutes de ces moments-là. Où était mon enfant ? Que faisait-il ?
« Vers minuit, un commissionnaire m’apporta un billet de mon amant. Je le sais encore par cœur.
« Votre fils est-il rentré ? Je ne l’ai pas trouvé. Je suis en bas. Je ne peux pas monter à cette heure. »
« J’écrivis au crayon, sur le même papier :
« Jean n’est pas revenu ; il faut que vous le retrouviez. »
« Et je passai toute la nuit sur mon fauteuil, attendant.
« Je devenais folle. J’avais envie de hurler de courir de me rouler par terre. Et je ne faisais pas un mouvement, attendant toujours. Qu’allait-il arriver ? Je cherchais à le savoir, à le deviner Mais je ne le prévoyais point, malgré mes efforts, malgré les tortures de mon âme !
« J’avais peur maintenant qu’ils ne se rencontrassent. Que feraient-ils ? Que ferait l’enfant ? Des doutes effrayants me déchiraient, des suppositions affreuses.
« Vous comprenez bien cela, n’est-ce pas, Monsieur ?
« Ma femme de chambre, qui ne savait rien, qui ne comprenait rien, venait sans cesse, me croyant folle sans doute. Je la renvoyais d’une parole ou d’un geste. Elle alla chercher le médecin, qui me trouva tordue dans une crise de nerfs.
« On me mit au lit. J’eus une fièvre cérébrale.
« Quand je repris connaissance après une longue maladie, j’aperçus près de mon lit mon… amant… seul. Je criai : « Mon fils ?… où est mon fils ? » Il ne répondit pas. Je balbutiai :
« Mort… mort… Il s’est tué ? »
« Il répondit :
« Non, non, je vous le jure. Mais nous ne l’avons pas pu rejoindre, malgré mes efforts. »
« Alors, je prononçai, exaspérée soudain, indignée même, car on a de ces colères inexplicables et déraisonnables :
« Je vous défends de revenir de me revoir si vous ne le retrouvez pas ; allez-vous-en. »
« Il sortit. Je ne les ai jamais revus ni l’un ni l’autre, Monsieur et je vis ainsi depuis vingt ans.
« Vous figurez-vous cela ? Comprenez-vous ce supplice monstrueux, ce lent et constant déchirement de mon cœur de mère, de mon cœur de femme, cette attente abominable et sans fin… sans fin !.. Non… elle va finir… car je meurs. Je meurs sans les avoir revus… ni l’un… ni l’autre !
« Lui, mon ami, m’a écrit chaque jour depuis vingt ans ; et, moi, je n’ai jamais voulu le recevoir même une seconde ; car il me semble que, s’il revenait ici, c’est juste à ce moment-là que je verrais reparaître mon fils ! — Mon fils ! — Mon fils ! — Est-il mort ? Est-il vivant ? Où se cache-t-il ? Là-bas, peut-être, derrière les grandes mers, dans un pays si lointain que je n’en sais même pas le nom ! Pense-t-il à moi ?… Oh ! s’il savait ! Que les enfants sont cruels ! A-t-il compris à quelle épouvantable souffrance il me condamnait ; dans quel désespoir dans quelle torture il me jetait vivante, et jeune encore, pour jusqu’à mes derniers jours, moi sa mère, qui l’aimais de toute la violence de l’amour maternel ? Que c’est cruel, dites ?
« Vous lui direz tout cela, Monsieur vous lui répéterez mes dernières paroles :
« Mon enfant, mon cher cher enfant, sois moins dur pour les pauvres créatures. La vie est déjà assez brutale et féroce ! Mon cher enfant, songe à ce qu’a été l’existence de ta mère, de ta pauvre mère, à partir du jour où tu l’as quittée. Mon cher enfant, pardonne-lui, et aime-la, maintenant qu’elle est morte, car elle a subi la plus affreuse des pénitences. » Elle haletait, frémissante, comme si elle eût parlé à son fils, debout devant elle. Puis elle ajouta :
« Vous lui direz encore, Monsieur que je n’ai jamais revu… l’autre. » Elle se tut encore, puis reprit d’une voix brisée :
« Laissez-moi maintenant, je vous prie. Je voudrais mourir seule, puisqu’ils ne sont point auprès de moi. »
Maître Le Brument ajouta :
« Et je suis sorti, messieurs, en pleurant comme une bête, si fort que mon cocher se retournait pour me regarder.
« Et dire que, tous les jours, il se passe autour de nous un tas de drames comme celui-là !
« Je n’ai pas retrouvé le fils… ce fils… Pensez-en ce que vous voudrez ; moi je dis : ce fils… criminel. »
11 novembre 1883
Première neige
La longue promenade de la Croisette s’arrondit au bord de l’eau bleue. Là-bas, à droite, l’Esterel s’avance au loin dans la mer. Il barre la vue, fermant l’horizon par le joli décor méridional de ses sommets pointus, nombreux et bizarres.
À gauche, les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, couchées dans l’eau, montrent leur dos couvert de sapins.
Et tout le long du large golfe, tout le long des grandes montagnes assises autour de Cannes, le peuple blanc des villas semble endormi dans le soleil. On les voit au loin, les maisons claires, semées du haut en bas des monts, tachant de points de neige la verdure sombre.
Les plus proches de l’eau ouvrent leurs grilles sur la vaste promenade que viennent baigner les flots tranquilles. Il fait bon, il fait doux. C’est un tiède jour d’hiver où passe à peine un frisson de fraîcheur. Par-dessus les murs des jardins, on aperçoit les orangers et les citronniers pleins de fruits d’or. Des dames vont à pas lents sur le sable de l’avenue, suivies d’enfants qui roulent des cerceaux, ou causant avec des messieurs.
Une jeune dame vient de sortir de sa petite et coquette maison dont la porte est sur la Croisette. Elle s’arrête un instant à regarder les promeneurs, sourit et gagne, dans une allure accablée, un banc vide en face de la mer. Fatiguée d’avoir fait vingt pas, elle s’assied en haletant. Son pâle visage semble celui d’une morte. Elle tousse et porte à ses lèvres ses doigts transparents comme pour arrêter ces secousses qui l’épuisent.
Elle regarde le ciel plein de soleil et d’hirondelles, les sommets capricieux de l’Esterel là-bas, et, tout près, la mer si bleue, si tranquille, si belle.
Elle sourit encore, et murmure :
« Oh ! que je suis heureuse. »
Elle sait pourtant qu’elle va mourir, qu’elle ne verra point le printemps, que, dans un an, le long de la même promenade, ces mêmes gens qui passent devant elle viendront encore respirer l’air tiède de ce doux pays, avec leurs enfants un peu plus grands, avec le cœur toujours rempli d’espoirs, de tendresses, de bonheur, tandis qu’au fond d’un cercueil de chêne la pauvre chair qui lui reste encore aujourd’hui sera tombée en pourriture, laissant seulement ses os couchés dans la robe de soie qu’elle a choisie pour linceul.